Artistes à la rue : Loft Story
Société

Artistes à la rue : Loft Story

Le développement économique du Faubourg Saint-Laurent bat son plein. Après l’affaire de la maison Notman, voilà que 150 artistes oeuvrant dans des bâtiments des rues Ontario et Clark doivent déménager pour faire place… à un vaste projet résidentiel. La fin du petit SoHo du Nord?

Un bordel. Un gros bordel. L’atelier de l’artiste multidisciplinaire Éric Lamontagne affiche des airs de joyeux capharnaüm. À l’image de ses cheveux en bataille, comme il se plaît à le dire. Toiles, peintures et pinceaux côtoient pêle-mêle les outils de menuiserie et les instruments de sculpture. Compréhensible, puisque l’artiste de 34 ans vient de terminer des oeuvres picturales qu’il expose présentement à la Maison de la culture Plateau-Mont-Royal. Malgré le remue-ménage balayé par la lumière du jour (et moins souvent par lui-même, admet-il), Éric Lamontagne tient mordicus à son petit loft sens dessus dessous situé dans le Faubourg Saint-Laurent. "C’est le plus bel endroit que je puisse trouver pour créer, car j’ai beaucoup d’espace et de lumière pour vraiment pas cher."

Pourtant, le locataire depuis trois ans de cet atelier situé au deuxième étage du 1591, rue Clark doit se résigner: l’immeuble sera rasé et son atelier, détruit. N’en déplaise à l’artiste. Un promoteur désire en effet transformer son lieu de création en un vaste projet immobilier. "Je ne sais pas quoi faire, se désole-t-il. Nous sommes plusieurs artistes qui devons quitter les immeubles du secteur. Pourtant, la vocation artistique des lieux est réputée. C’est une grande perte."

À côté de la maison Notman, qui suscite aussi la convoitise d’un promoteur, le quadrilatère délimité par les rues Ontario, Saint-Laurent, Maisonneuve et Clark se trouve maintenant, lui aussi, au coeur d’un développement économique important. Du coup, pas moins de 150 artistes du 1591, rue Clark et du 10, rue Ontario Ouest (hauts lieux informels de création en arts visuels surnommés le petit SoHo du Nord) se retrouvent donc dans la même situation qu’Éric Lamontagne et doivent déménager leurs pénates d’ici le début de 2002. Car la firme Minco est devenue, en décembre dernier, le propriétaire des deux édifices et désire y parachever un projet résidentiel, projet qui demande le départ des artistes. Les deux bâtiments, réputés pour abriter des artistes de toutes disciplines, se transformeront en condos de luxe, hôtels-boutiques, commerces et stationnement souterrain. "Nous allons faire une demande de permis à la Ville dans deux ou trois semaines, affirme Luciano Minicucci de la firme Minco, promoteur qui se fait avare de commentaires concernant ses plans. Notre projet entre dans la lignée du développement du secteur; nous répondons donc à une demande."

Ce projet provoque une vague de consternation dans le milieu culturel montréalais. Non seulement les artistes doivent-ils plier bagage, mais bien peu d’intervenants politiques viennent à leur rescousse. Pour l’instant, du moins. "La question qu’il faut poser, c’est quelle est la place des artistes dans le centre-ville, LE lieu de concentration de l’activité culturelle, indique Léo Beaulieu, directeur général du Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV), qui représente 1400 artistes. Il faut conserver les artistes sur place, c’est très important pour la vie culturelle, surtout dans ce secteur. Et il ne faut pas banaliser cette affaire en disant qu’on ne peut rien faire contre le développement économique, que c’est bon pour la ville, et que les artistes se débrouilleront. On condamne présentement les artistes à s’éparpiller, à déménager, à perdre une âme. Pour eux, pouvoir se côtoyer dans une pépinière de création est fort important. Je crois qu’il y a un risque réel d’érosion de la profession. C’est pourquoi nous nous adresserons à la Ville et au ministère afin qu’ils interviennent dans le cas de ces artistes."

Les principaux intéressés s’inquiètent tout autant. Par exemple, le deuxième étage du 1591, rue Clark est occupé depuis les années 80 par le Centre d’art et de diffusion Clark, organisme sans but lucratif voué à la promotion et à la diffusion d’oeuvres d’artistes en arts visuels. Ce Centre comprend, entre autres, une galerie, sept ateliers individuels et un atelier de menuiserie, largement fréquentés par le milieu artistique. "Si on disparaît, c’est une communauté d’artistes qui écopera, s’indigne Mathieu Beauséjour, coordonnateur à la programmation. Nous essayons donc de déménager. Comme le Centre occupe 7500 pieds carrés, il faut trouver quelque chose d’assez grand et fonctionnel, et ce n’est pas facile."

La recherche est donc ardue, tant et si bien que les artisans de la Galerie Clark songent à fermer boutique, faute d’espace facilement accessible au public mais, surtout, abordable pour les artistes. Car, grâce à une collaboration de la Ville par l’octroi de crédits de taxes divers, le coût de location qui leur était réclamé par l’ancien propriétaire s’élevait à seulement 4,50 $ le pied carré (de trois à six en moyenne dans les deux bâtiments), un tarif bien en deçà du marché. "Trouver une aussi bonne occasion est difficile, indique Emmanuel Galland, artiste impliqué dans la gestion du Centre Clark. Et on ne veut pas s’éloigner, car les gens ne viendront plus. Mais nous n’avons pas le choix de partir maintenant, et certains ont commencé à le faire, puisque le promoteur est tout à fait dans ses droits et notre bail commercial mal foutu ne réclame qu’un avis d’éviction de trois mois. Comme nouveau propriétaire, il a le droit de faire ce qu’il veut avec les bâtiments. Nous ne pouvons pas nous battre et ne songeons pas à un recours juridique, car nous n’avons pas les moyens de le faire."

De son côté, le promoteur se défend bien de vouloir dilapider une partie du patrimoine culturel de Montréal. "Je sais que notre projet fait beaucoup de bruit chez les artistes, reconnaît Luciano Minicucci. Je comprends leur déception et je suis sensible à cela. Je les respecte d’ailleurs en leur donnant du temps pour trouver un endroit et je pense qu’il y aura toujours des lieux pour accommoder les artistes. Mais mon projet va se faire, puisqu’il y a une demande pour des lieux d’habitation dans le centre-ville." Le promoteur a même offert une place à la Galerie Clark dans son projet, mais à un prix qui défie toute prétention des artistes… "Il y a beaucoup d’amertume, car plusieurs artistes sont là depuis très longtemps, affirme Emmanuel Galland. Des gens quittent peu à peu: certains vont vers l’est, d’autres au nord. On voit à qui profite le développement économique, malgré ses bons côtés indéniables."

Débat public
Si le moral des troupes est au plus bas, ce débat revêt de plus en plus un caractère politique. La conseillère municipale Helen Fotopulos a expédié, le 29 mai dernier, une lettre adressée à la ministre de la Culture et des Communications, Diane Lemieux, l’enjoignant d’imposer un moratoire à ce projet au nom du respect de la vie culturelle des lieux et la création d’une commission consultative indépendante à ce sujet. "Le projet envisagé aurait pour conséquence de déloger les artistes sans leur offrir de solution de rechange satisfaisante, écrit-elle. Le départ de ces artistes priverait le Quartier latin de la présence de créateurs qui lui assurent son dynamisme et son extraordinaire rayonnement culturel. N’avons-nous pas la responsabilité, dans une ville qualifiée de métropole culturelle, de favoriser une telle concentration de créateurs?" Fotopulos exige même que la ministre prenne un engagement clair envers les artistes menacés d’éviction, en leur permettant, par exemple, de prendre possession des édifices qu’ils occupent depuis de nombreuses années et qu’ils ont empêchés, en quelque sorte, de sombrer dans la désuétude. De plus, l’activité culturelle pratiquée dans les bâtiments du Faubourg Saint-Laurent pourrait être déclarée patrimoine immatériel par le Ministère en raison de la longue tradition artistique des lieux, ce qui permettrait aux artistes de demeurer sur place. Cependant, toutes ces possibilités constituent toujours des hypothèses.

D’après un porte-parole du Ministère, Dominic Provost, "il est difficile pour le gouvernement d’intervenir présentement auprès des artistes, puisque cette affaire en est une d’urbanisme surtout, ce qui relève de l’administration municipale". Toutefois, selon lui, la question sera étudiée davantage sous peu, au retour de voyage de la ministre. "On espère une intervention gouvernementale, indique Mathieu Beauséjour, mais on n’y croit pas vraiment." Pourtant, d’après l’avis d’Helen Fotopulos, le Ministère "peut et doit agir" pour que les lieux soient protégés, puisqu’ils font partie d’une aire classée patrimoniale en vertu de la Loi sur les biens culturels. "Pour l’instant, la seule porte de sortie envisageable est de se regrouper et de faire du lobbying, estime Mathieu Beauséjour. Mais cela est difficile et prend des années."

Si le Ministère tarde à se prononcer concrètement, l’administration municipale pourrait bien agir. Cependant, aucun intervenant ne précise un quelconque moyen d’action. Ou si peu. "Nous sommes conscients de la problématique, estime Claire Rocher, chargée de communication au service de la culture de la Ville de Montréal. Nous organisons des rencontres avec les artistes afin de les relocaliser." "Sur le plan de l’urbanisme, s’il y a un problème, on peut agir; mais, selon ce qu’on sait du projet, tout semble correct en ce qui a trait au zonage, affirme Michel Tanguay. Sur le plan culturel, ce n’est pas dans nos pouvoirs. Je pense que la réflexion doit être faite au gouvernement, car notre rôle se situe dans les règles d’occupation du territoire. On est conscient que ce coin de la ville constitue un apport à la vie culturelle, mais nous n’avons pas de pouvoir discrétionnaire pour empêcher un promoteur d’aller de l’avant s’il respecte les règles."

Bref, à l’heure actuelle, pendant que les autorités se renvoient la balle, les artistes doivent se mobiliser. Une grande question, émise par bien des artistes, demeure toutefois au centre du débat: comment concilier développement économique et survivance culturelle? "Souvent, quand un développement économique a lieu, nous sommes chassés, regrette Emmanuel Galland. Hier, c’était sur le Plateau-Mont-Royal et dans le Vieux-Montréal, aujourd’hui c’est dans le Faubourg Saint-Laurent, et demain ce sera ailleurs. Par exemple, les édifices de la rue Sainte-Catherine Ouest (le Belgo et le 460) sont aussi susceptibles d’accueillir de grands projets. Les artistes ont déjà subi des augmentations de loyer de 50 % en quelques années. Je crois que la problématique est large."

La place de la culture
Au 10, rue Ontario Ouest comme au 1591, rue Clark, les artistes diagnostiquent un problème d’infrastructures culturelles. "Il faudrait s’assurer que la problématique des centres d’artistes soit inscrite dans les plans d’urbanisme de la Ville, estime Léo Beaulieu. Le zonage devrait inclure spécifiquement les ateliers d’artistes et voir à l’enracinement des artistes dans leur milieu de vie." Plusieurs personnes interrogées ne manquent pas de souligner le retard de Montréal par rapport à Québec à ce sujet. "Ici, par exemple, il n’y a aucun complexe à la mesure de Méduse qui regroupe une foule d’artistes, souligne Helen Fotopulos. Il faut revaloriser les petits lieux culturels et penser à l’infrastructure, au lieu de se limiter à donner des fonds ici et là."

Les choses pourraient peut-être changer. Un comité montréalais, fondé par la Corporation de développement du Faubourg Saint-Laurent, étudie la façon de préserver les lieux culturels du quartier. Ce coin de la ville représente une telle concentration de lieux de production et de création que le comité songe même à proposer à la Ville d’y établir un "créapôle", c’est-à-dire une zone identifiée et valorisée au même titre qu’un technopôle. Les lieux culturels seraient avantagés par diverses mesures, à l’instar des autres pôles créés dans la province.

D’ailleurs, un rapport réalisé en 1996 par Boisvert, Mizoguchi et associés et commandé par le ministère de la Culture identifiait déjà le secteur visé par le promoteur comme un des centres névralgiques des arts visuels. L’étude sur les scénarios de gestion des lieux de création pour les artistes en arts visuels recommandait même une modification de la réglementation dans le but de favoriser l’aménagement des lieux culturels, notamment l’immeuble du 10, rue Ontario Ouest.

Depuis, rien de concret n’a été fait en ce sens. Et les artistes se retrouvent donc aujourd’hui sur le carreau. Ou dans un atelier à quitter, comme Éric Lamontagne. "Nous allons tout faire pour continuer à travailler, assure-t-il. Mais je sens quand même qu’on fragilise une partie de la culture."