Les femmes et l’Église : Pouvoir et culte
Les récits d’abus sexuels commis par des prêtres font régulièrement la manchette, généralement teintés de sensationnalisme. Alors, quand le phénomène est étudié par une croyante détentrice d’une maîtrise en théologie et ayant "travaillé" au sein du clergé, c’est sans doute un peu moins fumant, mais peut-être davantage insidieux. Entretien avec l’auteure de Pour vivre debout, femmes et pouvoir dans l’Église, MARIE-EVANS BOUCLIN.
Une anecdote: un prêtre est mis en cause publiquement dans un dossier d’agressions sexuelles sur deux fillettes de 12 ans qui, une fois adultes, ont dénoncé les présumés crimes. Au cours de la messe, l’officiant de la paroisse annonce le recueillement: "On va prier pour l’abbé Untel parce qu’il y a des accusations qui sont portées contre lui."
Voilà comment réagirait l’Église catholique devant la tourmente. "Il n’est pas question de prier pour les victimes. […] Il faut protéger le prêtre qui est un saint homme, après tout", ironise Marie-Evans Bouclin, jointe à son domicile de Sudbury, en Ontario.
Au fil de ses recherches, plus elle recueillait de dépositions, plus l’attitude du clergé se précisait. "Combien de fois les femmes m’ont raconté: "Quand j’ai porté plainte, ils m’ont dit que j’étais une menteuse." Ou bien: "Elle est en amour avec le curé, il l’a laissé tomber, alors elle veut se venger." Ou: "Elle est enragée, elle est folle, elle a imaginé que ce prêtre lui a fait des avances; dans le fond, c’est elle qui courait après." Ce sont des histoires pour dévaloriser le témoignage de la femme, pour la faire passer pour une déséquilibrée."
Au surplus, les hauts gradés feraient la sourde oreille aux récriminations. "Les femmes à qui j’ai parlé n’ont eu accès à aucune autorité diocésaine, poursuit Mme Bouclin, dont la foi a été visiblement ébranlée. Plus souvent qu’autrement, ça se fait par personnes interposées. […] Il n’y a pas d’endroit où il y a des gens en autorité qui vont croire leurs histoires."
Celle qui se définit néanmoins comme une catholique convaincue a même lorgné avec envie vers l’Église protestante, qui dispose d’un clergé féminin. "Il y a des femmes ministres ou prêtres qui disent: "Je sais que c’est vrai, je l’ai vécu moi-même. J’ai vécu la discrimination, le harcèlement sexuel, le fait qu’on se fasse dire des choses désobligeantes simplement parce qu’on est des femmes. Je n’ai pas de raisons de penser que c’est une menteuse, une folle ou une malade.""
Il serait toutefois vrai que plusieurs, sinon la plupart, développent des indispositions, admet Mme Bouclin à la lumière des entrevues réalisées au Manitoba, dans la région de Sudbury ainsi que dans les diocèses de Gatineau-Hull, d’Ottawa, de Montréal, de Sherbrooke et de Rouyn-Noranda. "Une des raisons pour lesquelles ces femmes portent plainte 10, 15, 20 ans après les faits, c’est que ça les rend malades. Elles ont peur de dire la vérité et d’aller en thérapie parce qu’elles ont immensément peur de faire du tort à l’Église."
"Ce n’est pas une question de sexe, ce n’est pas une question d’amour, c’est une question d’abus de pouvoir parce qu’il n’y a pas de véritable consentement quand c’est une personne qui a plus d’instruction, qui a plus de pouvoir, surtout le pouvoir religieux, précise-t-elle. Ce sont toutes des femmes qui sont dévotes. Ce sont des pratiquantes pour qui le prêtre parle au nom de Dieu. Alors quand la personne qui représente Dieu dans leur vie leur dit: "Écoute, la meilleure affaire qui te ferait beaucoup de bien, c’est ça", elles n’ont pas vraiment d’autre choix que d’accepter [pensent-elles]."
"Les femmes qui acceptent d’avoir des relations sexuelles sont moins instruites, plus naïves, plus vulnérables. Quand ça finit, elles sont complètement détruites", note la chercheuse. Et le réveil est encore plus brutal lorsqu’elles découvrent que le père pécheur n’est pas Dieu.
Conférencière, Mme Bouclin fait régulièrement un parallèle avec le rapport patient-docteur afin de leur faire prendre conscience du mal dans lequel baigne leur relation. "[C’est comme si] tu allais voir ton médecin pour lui parler de tel problème, et lui te conseille: "Sais-tu, la meilleure solution, ce serait qu’on couche ensemble."" Les prêtres fautifs transgresseraient la règle implicite voulant que, tels des professionnels, ils cultivent une distance entre eux et les croyants.
Et ces curés qui enfreignent la morale auraient presque tous un point en commun. "En général, il s’agit d’hommes qui sont des prédateurs sexuels. Ils n’ont pas qu’une seule victime", a-t-elle découvert. Tout au long de notre dialogue, elle a fait référence à plusieurs discussions qu’elle a eues avec des soeurs ou des fidèles ayant rencontré moult autres proies dans leurs régions respectives.
C’est d’ailleurs au cours de ces rencontres avec des paroissiennes que Mme Bouclin a mis en évidence un autre type d’abus, moins visibles, mais beaucoup plus répandus: le clergé profiterait de la ferveur inconditionnelle de nombreuses femmes désirant s’investir pour le service de Dieu afin de les utiliser jusqu’à l’exténuation.
"Il y a des femmes qui veulent être impliquées sur le plan pastoral dans l’Église. Elles s’impliquent parce qu’elles veulent la justice sociale, aider les pauvres, les malades. Elles acceptent de travailler bénévolement ou de faire beaucoup beaucoup d’heures supplémentaires sans rémunération. Elles le font pour le bon Dieu, pour l’Église. Elles sont en amour avec l’Église, elles se donnent corps et âme, s’épuisent, sacrifient beaucoup de leur temps avec leur famille parce que c’est important de donner toutes ses énergies au "travail"."
Au dire de Mme Bouclin, ce sont surtout des femmes d’un certain âge, élevées dans un univers chrétien. "Elles ont la conviction que, si elles n’ont pas donné jusqu’à la dernière goutte de leur sang et de leurs énergies, elles ont manqué de générosité envers le Seigneur." La résultante: elles se crèvent, souffrent de dépression. Dès lors, n’étant plus utiles, elles seraient mises au rancart, jetées promptement, laissées à elles-mêmes. "Et il n’y a pas de revendications possibles parce qu’elles n’ont pas de statut."
Une distinction s’impose toutefois entre les deux grandes "familles" d’injustices, insiste l’auteure. Bien que le profil psychologique, la personnalité des victimes soient semblables, celles qui vivent la seconde s’en sortent beaucoup mieux. "Souvent, elles quittent l’Église: "Ils ne me repogneront plus.""
Mais pour celles qui ont subi des assauts à caractère sexuel, la route vers la délivrance serait longue et parsemée de multiples embûches. "Elles ont toujours cette idée d’avoir été aimées par un homme qui était près de Dieu. [Pour elles,] c’est une espèce d’incarnation d’une vie mystique dans une personne concrète."
Cause perdue
Après de tels constats, pour quelle raison vous rendez-vous encore dans les lieux de culte, vous présentez-vous en tant que pratiquante? Parce qu’elle dissocie l’Église institutionnelle de l’Église mystique, répond Mme Bouclin. Pour elle, la religion est en chacun des croyants et non dans la "corporation".
Pourquoi ne pas plaider pour une réforme? "C’est une perte de temps parce que les femmes n’ont aucun pouvoir dans l’Église. Ce n’est pas nous, les femmes, qui allons changer les évêques et les prêtres. […] Il n’y a rien qu’on puisse faire qui va les changer. Il y a une discrimination qui est systémique, qui dévalorise les femmes versus le clergé. Les femmes sont des citoyennes de seconde zone dans l’Église."
"Ce sont des hommes. C’est pour les hommes, par les hommes, critique Mme Bouclin. Il faut aller lire le catéchisme de l’Église catholique pour voir que c’est macho en… au pas possible."
Elle préfère plutôt venir en aide aux femmes que de se battre contre le système. Ayant reçu une formation du Center for Prevention of Family and Sexual Violence de Seattle, elle invite d’ailleurs toutes celles qui voudraient lui parler à entrer en contact avec son éditeur: Médiaspaul. La communication sera ensuite établie.
Prise de conscience
Et le clergé? À la Conférence des évêques du Canada, on assure être touché par les préoccupations des femmes. Le directeur des communications, Sylvain Salvas, souligne qu’elles représentent la majorité des employés de l’Église et qu’elles sont bien traitées. Aussi, même si l’ordination leur est inaccessible, "ça n’empêche pas pour autant que le pape a fait des déclarations sur l’importance du rôle des femmes".
Quant aux agressions sexuelles? "L’Église du Canada, au début des années 90, a fait une large consultation, une réflexion sur les cas d’agressions sexuelles auxquels un membre de l’Église officielle était mêlé", remémore-t-il. Un guide d’orientation a alors été produit et envoyé dans tous les diocèses. On y détaillait des pistes d’intervention auprès des victimes et de leurs proches, très tourmentés. Ou de quelle façon ne pas perdre la foi. Le tout additionné de règles à appliquer pour que de telles tragédies ne se produisent plus.
Toutefois, reconnaît M. Salvas, la Conférence n’a pas de réel pouvoir. Chaque évêque demeure maître chez lui et peut décider de la marche à suivre.