Victor Teboul : Souvenirs indignes
Membre de la communauté juive, VICTOR TEBOUL s’intéresse depuis plusieurs années aux représentations des Juifs au Québec. Alors que la poussière retombe à peine sur l’affaire Michaud, il faisait paraître récemment René Lévesque et la communauté juive. Regard privilégié sur le Québec actuel.
Originaire d’Alexandrie en Égypte, Victor Teboul vit au Québec depuis 1963. Rapidement, il sentit le besoin de sonder l’âme et le coeur de sa terre d’accueil à travers sa littérature et son histoire. Ses découvertes des classiques québécois l’amèneront cependant à des observations le laissant perplexe et l’inciteront à publier lui-même des livres, afin d’offrir un éclairage nouveau à certains égards. Docteur ès lettres de l’Université de Montréal, il est aujourd’hui professeur de littérature au collège Lionel-Groulx.
Votre premier livre, Mythes et images du Juif au Québec, publié en 1977, avait soulevé des remous. Pourquoi?
"En fait, j’ai écrit ce livre car je trouvais qu’une image dépréciative des Juifs était dominante dans la littérature québécoise. Des classiques comme Bonheur d’occasion et Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy ou Aaron d’Yves Beauchemin entretenaient une vision monolithique des Juifs et les associaient toujours à l’argent et au milieu anglophone. Même jusqu’à très récemment, les Juifs imaginaires ici étaient rusés, exploiteurs, non intégrés, ils ne parlaient pas français, etc. À ce sujet, il y a même eu une polémique autour du Matou d’Yves Beauchemin dans les années 1980. Même Léandre Bergeron, dans son petit manuel d’histoire du Québec, associait les Juifs au capitalisme pur et dur, sans égards aux implications de ceux-ci dans les milieux de gauche. Bien sûr, il y avait l’autre tendance post-Holocauste, qui idéalisait le Juif, mais elle était minoritaire, les stéréotypes dépréciateurs réapparaissant constamment dans les journaux. Mon livre a donc créé un malaise dans les milieux intellectuels et nationalistes, au point où des entrevues que j’ai réalisées ne sont jamais parues dans les journaux…"
Vous revenez sur cette problématique dans René Lévesque et la communauté juive, qui, en réalité, est la transcription d’un entretien que vous avez eu avec Lévesque le 1er décembre 1981. Pourquoi le publier aujourd’hui?
"Eh bien, je ne peux vous cacher que c’est lié de près à l’affaire Michaud, qui m’a personnellement dérangé. Si comme plusieurs personnes, j’ai déploré les propos qu’a tenus Yves Michaud, qui s’est montré grossièrement insensible à la communauté juive, j’étais et demeure tout a fait opposé à la motion de blâme de l’Assemblée nationale qui s’en est suivie. Je suis en faveur du dialogue, et en procédant de la sorte, on a fermé la porte à tout débat, à toute discussion sur la nature du nationalisme, passé et présent, au Québec."
Au-delà de la couverture médiatique, comment la motion de blâme à l’endroit de Michaud a-t-elle été perçue dans la communauté juive?
"De façon générale, la motion a été très bien reçue. À mon avis, cet épisode a démontré deux choses: d’une part, le faible sens critique qui perdure au sein de la communauté juive, et d’autre part, le besoin du PQ d’exercer des manoeuvres de relations publiques vis-à-vis des communautés culturelles, afin de projeter une image d’ouverture."
Cela nous ramène à votre livre; vous écrivez que Lévesque avait une sensibilité particulière à l’égard des Juifs, que voulez-vous dire?
"Je crois que de par ses expériences à la guerre et à l’étranger, il a su développer des liens, une sensibilité plus large à l’égard des autres groupes ou réalités culturels, ce qui faisait de lui un internationaliste, comme il se plaisait à dire."
N’empêche que Lévesque est visiblement mal à l’aise lorsque vous lui citez un passage teinté d’antisémitisme du chanoine Groulx, comme s’il hésitait à le condamner d’un bloc. Comment interprétez-vous cela?
"Cela est révélateur du malaise profond qui persiste au Québec quant à l’héritage du chanoine Groulx, et d’un certain nationalisme xénophobe qui a existé ici, comme dans plusieurs autres pays, ce qui fait qu’on ne veut pas en parler. Ce sont les termes employés par Groulx, dans son roman L’Appel de la race, entre autres, et certaines de ses positions qui dérangent. Ce qui explique que Lévesque, tout ouvert qu’il fut, était très déstabilisé lorsque je lui ai cité ledit passage; je crois qu’il ne s’y attendait pas."
Ce malaise semblait exacerbé pour certains; j’ai été étonné d’apprendre que la célèbre chanson de ralliement de la campagne électorale du PQ de 1976, Demain nous appartient, était perçue comme présentant des relents nazis par la communauté juive anglophone. Le fossé était-il si grand?
"En fait, voilà un autre exemple de l’héritage du nationalisme traditionnel dont je viens de parler. Il faut dire qu’on connaissait encore mal le PQ à l’époque et que l’on avait tendance à projeter sur le nationalisme du temps les vices du vieux nationalisme. Cependant, il faut souligner que la communauté juive a reconnu son erreur et a rectifié ses propos par la suite."
Quelles sont pour vous, aujourd’hui, les conséquences de ce refoulement, de cette hésitation à assumer le passé au Québec, le groulxisme en particulier?
"Cela a donné lieu aux controverses que l’on a connues dans les années 1990. La difficulté à prendre leurs distances par rapport au nationalisme des années 1930 jusqu’à 1950, alors que les sympathies pour les fascismes européens étaient fortes, a fait du tort aux historiens souvent nationalistes et autres intellectuels. Du coup, par leur silence, ils ont prêté le flanc aux critiques sévères qui sont venues d’anti-nationalistes notoires, comme Mordecai Richler, entre autres, qui ont rappelé ces périodes sombres et qui continuent parfois à propager cette idée d’une équation simple entre intolérance et nationalisme. Encore aujourd’hui, dans les médias, les milieux politiques et chez tous ceux qui désirent effectuer un rapprochement avec les Juifs ou d’autres communautés culturelles, on persiste à "oublier" le passé, à refuser d’en discuter de peur de voir entacher l’image du Québec, lors d’un éventuel vote positif sur la souveraineté. En voulant constamment et à tout prix démontrer que le Québec a rompu avec ce type de nationalisme, on évacue tout débat, toute perspective critique; c’est, selon moi, ce qui a mené à l’affaire Michaud. Aussi, je persiste à croire qu’il est malsain pour une société d’imposer la langue de bois, l’évolution se faisant par le jeu de la critique et du dialogue avec l’autre. Le danger est que cette motion contre Michaud renforce cette tendance au mutisme au Québec à l’égard des communautés culturelles, ce penchant à toujours les percevoir de façon un peu différente, de peur d’être taxé de raciste."
Justement, comment croyez-vous que l’on perçoive les Juifs dans le Québec d’aujourd’hui, les choses ont-elles beaucoup changé?
"Oui, il y a eu de grands progrès, mais comme je l’ai mentionné, je crois que les Québécois sont tellement las d’entendre parler de leur intolérance passée qu’ils exagèrent parfois dans l’autre sens en ne disant que du bien des Juifs. L’effet pervers est qu’on préfère l’admiration à la juste mesure, comme pour se protéger."
Quelle est la perception du nationalisme québécois dans la communauté juive à l’heure actuelle?
"Je ne vous cacherai pas qu’il y a des ténors de la communauté juive qui sont du côté des partitionnistes. Par contre, de façon générale, la communauté juive est en lune de miel avec le gouvernement; c’est mieux qu’il y a 20 ans, par exemple. Cependant, une distance persiste, surtout chez les Juifs anglophones, qui se sont élevés contre Michaud; les signes de l’appartenance au Québec sont très faibles dans cette communauté. Il reste du chemin à faire sur le plan de l’intégration."
Oui, mais n’est-ce pas dû en partie au paradoxe apparent qui persiste au Québec quant à la conception de la nation, surtout chez les souverainistes, qui d’une part invite tous les membres des communautés culturelles à être Québécois, mais qui, d’autre part, fait du français et de sa survie en terre d’Amérique le coeur et l’âme du peuple. Ne croyez-vous pas que plusieurs peuvent ainsi se sentir exclus?
"C’est tout à fait juste. C’est évident que le projet souverainiste, par exemple, s’adresse au groupe dominant, n’empêche que selon moi, le discours nationaliste d’aujourd’hui est plus souple, plus ouvert que celui des années 1960 et 1970. Il faut tout de même admettre qu’aujourd’hui, tout est centré sur la protection de la langue française."
Vous admiriez la sensibilité de Lévesque à l’égard des Juifs et des autres communautés culturelles, pouvez-vous en dire autant de celle des dirigeants politiques actuels, ceux du PQ en particulier?
"Je vous répondrai que de nos jours, on est surtout porté sur les bons rapports, la bonne entente, pour éviter de faire des vagues."
Comment voyez-vous l’avenir de la communauté juive au Québec?
"Je le perçois très bien, mais il faudrait qu’il y ait davantage d’échanges, de discussions entre les communautés, ça ne brasse pas assez ici! Le Québec est une société foncièrement saine, mais qui, à bien des égards, a un urgent besoin de débats…"