![Hip-hop et censure : La grande noirceur](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2012/01/9655_1;1920x768.jpg)
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Hip-hop et censure : La grande noirceur
Connaissez-vous Sarah Jones? Cette chanteuse féministe qui combat la misogynie du gangsta rap vient d’être censurée aux États-Unis. Pour Eminem, la censure est une garantie de succès. Mais pour Sarah Jones, c’est presque un arrêt de mort. Est-on en train d’étouffer le rap de gauche?
Nicolas Tittley
Le 1er juin dernier, une station de radio de Colorado Springs s’est vu imposer une amende de 7000 dollars US pour avoir osé mettre en ondes le hit d’Eminem The Real Slim Shady, dans une version pourtant expurgée de certains de ses gros mots les plus osés. Quelques semaines auparavant, une autre station radiophonique, KBOO, de Portland, Oregon, avait reçu le même avis, mais pour avoir diffusé Your Revolution, un texte féministe de la poétesse Sarah Jones, que l’on retrouve sur l’album USSR: Life on the Other Side de DJ Vadim.
Qu’ont en commun ces deux chansons? Selon la FCC (Federal Communication Commission, l’équivalent américain du CRTC), elles sont toutes deux obscènes. Dans le style typiquement adolescent qui le caractérise, Eminem fait référence à la fellation (et à Christina Aguilera, qui en prend pour son rhume) et prononce le mot "clitoris". Dans la chanson de Sarah Jones, on peut aussi entendre quelques références à la fellation, mais le contexte est tout autre. Reprenant la structure de The Revolution Will Not Be Televised, texte fondateur du rap écrit par Gil Scott-Heron en 1972, Jones annonce: "The revolution will not happen between these thighs" ("La révolution n’aura pas lieu entre ces cuisses"). Le reste du texte, récité à la manière du spoken word, est un déboulonnage en règle de tous les clichés misogynes qui sont le pain et le beurre des gangsta rappers.
"You think I’m gonna put it in my mouth just because you made a few bucks?" ("Tu penses que je vais me la mettre dans la bouche parce que tu as gagné quelques dollars?"), s’enquiert Jones. Elle risque d’attendre longtemps la réponse, puisque, à la suite d’une plainte déposée par un auditeur de KBOO, la FCC a déclaré que le texte de Your Revolution contenait des "références sexuelles indubitables et manifestement offensantes" ("unmistakable patently offensive sexual references"), interdisant ainsi sa diffusion sur les ondes hertziennes.
Encore une fois, le mouvement puritain expose ici toute son hypocrisie et son inefficacité absolue à régler les problèmes sociaux et moraux qui affligent l’Amérique. On ne fera jamais avancer le débat sur la perception des femmes dans la musique rap en censurant Eminem. Pour ce faire, il faudrait donner une antenne aux Sarah Jones de ce monde, qui combattent le feu par le feu. Mais la droite chrétienne persiste à croire qu’en abolissant toute référence au sexe dans la culture populaire, elle transformera les jeunes en de sages abstinents. En bref: "Ce que vous ne voyez pas ne peut vous faire de mal." Si le règlement de la FCC était systématiquement pris à la lettre, on peut aisément imaginer qu’une pièce comme Let’s Talk About Sex, de Salt N Pepa (une ode au safe sex), serait également interdite de diffusion.
Une autre voie?
Devil’s Night, le dernier album de D12, un groupe auquel participe Eminem, comporte assez de grossièretés pour choquer environ 99 % de la population de la planète. Satisfait d’avoir choqué les bien-pensants de l’Amérique, Slim Shady a décidé d’en remettre une couche, multipliant les images de serial killers, de proxénètes et de gang bangs. Ces images-chocs ne manqueront pas de soulever l’ire des bonnes gens, mais elles ont un effet beaucoup moins pervers que la misogynie rampante qui affecte certaines des chansons qui se retrouvent au faîte des palmarès.
Eminem ne donne pas sa place dans ce domaine (Pimp Like Me, sur l’album de D12, est un sommet du genre), mais il ne fait que répéter une image de la femme qui a pris racine dans la presque totalité de la musique hip-hop commerciale. Plus personne ne s’indigne d’entendre les mots bitch et hoe (salope, pute) dans des chansons rap, et certains en viennent même à les défendre comme des caractéristiques culturelles afro-américaines! Pendant ce temps, les voix du hip-hop de gauche sont systématiquement ignorées. Le grand Saul Williams (un Américain louangé en Europe mais inconnu dans son pays), qui en appelle à l’unité et la solidarité entre les Noirs, et Sarah Jones, qui annonce la "vraie" révolution, crient littéralement dans le désert, boudés par la radio. Les seuls qui ont voix au chapitre sont les rappeurs de droite!
Il ne faut pas censurer Eminem, au contraire. À mon avis, The Marshall Mathers LP, le disque le plus controversé d’Eminem avant l’apparition de Devil’s Night, est un chef-d’oeuvre de misanthropie absolue, un pavé dans la mare du political correctness. C’est un album essentiel qui témoigne d’un profond mal de vivre auquel s’identifie une bonne partie de la jeunesse américaine. Mais pour contrebalancer son discours fielleux, il faut aussi donner accès aux voix du changement, celle de Sarah Jones, celle de Williams.
Mais les compagnies de disques, les diffuseurs, les promoteurs et les médias ignorent les véritables artistes à message qui oeuvrent au sein du mouvement rap. Les rappeurs de gauche, les féministes, les anarchistes et les penseurs sont occultés au profit des shock jocks dont les rimes, toutes libres soient-elles, n’apportent rien de bien constructif au débat si elles sont dépourvues d’opposition.
Or, c’est exactement ce que la récente décision du FCC encourage. Acquiesçant aux demandes des vierges offensées du PMRC (Parents Musical Resource Center), l’industrie du disque s’est pliée, il y a quelques années, au fameux règlement des autocollants "explicit lyrics". En étant un tantinet paranoïaque, on pourrait presque croire que le projet, parrainé par Tipper Gore à l’époque, relève en fait d’une vaste conspiration soutenue par les majors. Car pour Eminem, l’obtention du fameux autocollant, c’est la garantie d’un album platine. Plus la controverse qui l’entoure grandit, plus le jeune public se rue sur ses disques. Mais pour une artiste underground comme Sarah Jones, une interdiction de diffusion à la radio, c’est un arrêt de mort.
Et réduire au silence des propos dissidents comme les siens, c’est donner aux majors le pouvoir d’ériger la médiocrité en culture. Sans le vent du changement dont il a tant besoin, le rap sera malheureusement condamné à se manger la queue (pardonnez-moi l’expression) en répétant jusqu’à plus soif son mantra actuel: femme = bitch. Résultat? En voulant protéger les chastes oreilles de la jeunesse américaine, la droite puritaine est en train de former une génération de petits misogynes incultes. Peut-être qu’ils se rendront compte un jour que ce n’est pas Eminem qui crée la violence, c’est l’ignorance.