Société

La semaine des 4 jeudis : Son Honneur vidangeur

En 99, je m’étais couvert de ridicule en racontant les aventures de ce sommier échappé accidentellement sur le boulevard Laurentien. L’an passé, Tarzan des hauteurs enjambant poêle et lave-vaisselle avait soulevé l’hilarité jusqu’au fond de la Beauce. C’était décidé, cette année, je coupais court. Pas de chronique, pas un mot, sur ce sujet atrocement galvaudé, ce bouche-trou pour journalistes de retour de vacances: le déménagement. Le c… de déménagement.

La conjoncture était bonne, cette année, je ne participais pas à la parade du matelas. Aussi, le 1er juillet, me promenais-je débonnaire, rien dans les mains, rien dans les poches, entre les possessions personnelles, tables, chaises, lits et étagères jonchant les rues de mon quartier populaire. Sur D’Aiguillon, entouré d’apprentis déménageurs, j’eus un petit sourire de compassion pour les futurs voisins de l’énorme Fender Twin Reverb qui attendait patiemment son maître dans un camion lourd. Une horrible bête noire capable de cracher son venin dans les 100 watts minimum… Cette discrète méditation intérieure fut, à ma grande surprise, avisée de loin par ces gens affairés. Et un type que je ne sus reconnaître s’écria bien fort, en me voyant passer:

"Je pense que ça va parler de déménagement dans le prochain Voir"!

Ouiiii, ouiii reprirent en choeur quelques déménageurs de fortune… du moins, il me semble… car j’étais déjà loin, surpris, penaud, démasqué, et frappé par cet inéluctable destin qui refait de moi, chaque année, le Claude Jasmin du pauvre, version 1er juillet.

En fait, comment résister à ces authentiques cris du coeur? Et, comme le constata Jésus-Christ, impossible de ne pas céder à la ferveur populaire. C’est pourquoi j’accepte de plein gré mon calvaire et entreprends de raconter ici l’histoire d’Albert, le magistrat vidangeur.

J’ai connu l’homme durant presque 20 ans. L’homme? Je devrais dire Son Honneur, puisqu’à 55 ans, il trônait déjà au sommet de l’appareil judiciaire canadien.

Albert fut un ti-gars bien ordinaire avec de grandes oreilles et des ongles sales, élevé dans un trou du Québec. Au Collège de Lévis, il développa une immense aversion pour les frères qui aimaient bien attendrir à la strap cet étudiant dissipé et médiocre, qui ne dut son salut qu’en s’incorporant peu après la guerre à l’armée canadienne qui en fit un capitaine et un avocat compétent. Il avait, préalablement, de plusieurs années à travailler sur les rails du CN, rapporté la fâcheuse habitude de fumer trois paquets d’Export A et le don de savoir travailler de ses mains. Un don qui, comme chez Roland Arpin, s’était transformé en passe-temps. Toute comparaison s’arrête là.

Car Son Honneur inventait des choses impossibles dont l’usage défie la raison. Et qui bien souvent compliquaient l’existence plus qu’elles ne la simplifiaient. Or, pour créer toutes ces choses inutiles, tel le toit de galerie décapotable ou le moustiquaire rétractile, il fallait des matières premières…

Ainsi, s’il en fallait beaucoup pour que ce caractère placide qui en avait vu d’autres, et des crimes et des horreurs, vienne à s’émouvoir, deux périodes de l’année le rendaient particulièrement fébrile: le ménage du printemps et le déménagement.

Le soir du 30 juin et du 1er juillet, lorsque descendait la pénombre, l’honorable juge attelait à sa rutilante Chrysler Le Baron, un horrible trailer vert fabriqué par ses soins et partait en chasse. Jusque tard dans la nuit, à la faveur du sommeil des banlieusards, ce prédateur impitoyable en quête de déchets fouillait les vidanges de tout le quartier. Une lampe sans abat-jour, une chaise à trois pattes, un marteau édenté, un parasol rongé par les mites, une radio de l’année du siège suffisaient à faire son bonheur et il rentrait alors repu à la maison, souriant de ses trouvailles, auprès de sa femme endormie. Lorsque la chasse avait été mauvaise, il refusait la défaite et marmonnait: "Nous y retournerons demain." Et l’on savait qu’il n’y avait pas plus grand plaisir terrestre pour cet homme qui gagnait plus de 100 000 $ par année. Oh, ce n’est pas qu’il était pingre, mais son aversion du gaspillage jointe à un sens de l’économie appris à la dure mêlés au vertige de l’aventure et au délire du patenteux constituaient un cocktail irrésistible.

Était-ce inné, acquis, ou simplement génétique, le juge avait transmis son amour de la belle vidange à sa progéniture. Souvent, il emmenait ses fils, particulièrement le plus vieux, faire des tours en voiture et, à deux ou trois, ils arrivaient à emporter des trophées dont le poids aurait trahi son dos vieillissant.

Avec les années, sa cour arrière devint un dépotoir bien rangé dont le plus important monument était un Wesphalia orange de l’ère pré-Woodstock, en perpétuelle rénovation, sauvé de la scrap par son fils, qui ne roula jamais. Le sous-sol était bourré jusqu’au plafond d’un ramassis innommable de cochonneries où radios et téléviseurs finis côtoyaient la machine à coudre d’Isadora Duncan. Près de la fournaise, la table de billard bancale se disputait l’espace avec des madriers et de vieilles planches en tous genres ponctuées de clous tétaniques. Le jour où il a vendu sa maison et a déménagé au chalet reste mémorable.

Le chalet… C’est lorsqu’arriva le chalet, évidemment construit de ses mains, que Son Honneur bascula dans le crime. Durant quelques années, les employés de la voirie affectés au déneigement heurtaient régulièrement avec leurs souffleuses et déneigeuses les trottoirs de la ville et arrachaient de grands pans de ciment. Ce n’était pas par empressement ou mégarde, mais parce que ces tiges d’acier plantées en novembre au bord des rues afin d’indiquer les limites des trottoirs cachés sous la neige disparaissaient mystérieusement. Les enquêteurs ont bien tenté de remonter la piste, mais le juge était trop habile. L’itinéraire de ses larcins était volontairement erratique et il s’était bien gardé "d’emprunter" le poteau placé sur son terrain. Comment les fins limiers de la Ville auraient-ils pu savoir que ces dizaines de tiges de bon acier reposant dans deux petites tonnes de ciment servaient désormais d’armature aux fondations de son chalet?

À la fin des années 80, se sachant au bord du crime, le juge disparut subitement des villes, comme l’Étrangleur de Boston. Il fit retraite définitive et anonyme à la campagne où, paraît-il, il bricole et récupère les arbres de ses voisins. Est-ce légende urbaine? Certains disent l’avoir vu rôder au bord des dépotoirs. Chose certaine, du haut de sa galerie, faite de planches de récupération disparates, il contemple un horizon sans fin où s’étalent périodiquement des kilomètres de belles vidanges toujours pleines de surprises.

Comptez sur moi pour qu’à sa mort je propose qu’on élève un monument (fait de matières recyclées) ou que l’on offre la médaille du lieutenant-gouverneur à cet homme heureux, pionnier et artisan québécois de la récupération.