Accès aux médicaments dans les pays pauvres : Une pilule difficile à avaler
Société

Accès aux médicaments dans les pays pauvres : Une pilule difficile à avaler

Les compagnies pharmaceutiques, Pfizer en tête, sont dans la mire des organisations humanitaires. Ces dernières, comme Oxfam, les blâment d’empêcher l’accès aux médicaments dans les pays pauvres et de ne rien faire pour enrayer la prolifération des maladies, voire du nombre de cadavres. David contre  Goliath.

Les compagnies pharmaceutiques se retrouvent encore une fois sur la sellette. Une organisation non gouvernementale (ONG), Oxfam, leur imputent des responsabilités de taille dans les pays en voie de développement: elle les accuse de faire passer la santé publique loin derrière leur santé financière; et les attentes des actionnaires, bien avant les besoins des malades…

La semaine dernière, à Montréal, Oxfam s’en est pris au géant Pfizer, la plus importante société pharmaceutique au monde. L’organisation sans but lucratif a déposé un rapport accablant contre la multinationale, intitulé Un remède équitable: deux doses de droits du patient pour une dose de droits de brevet et lancé simultanément à cinq autres endroits sur la planète (Londres, New York, Bruxelles, Johannesburg et New Delhi). Conclusion? Il faut forcer la compagnie à abaisser le prix des médicaments destinés aux pays pauvres, et spécialement le Diflucan, le Viracept et le Zithromax qui combattent des maladies (tropicales, surtout) répandues dans le tiers-monde (en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud). "Leurs prix actuels sont déraisonnables pour les pays pauvres et cette situation entraîne bien des malades dans la mort", affirme Mohammed Chikahoui, directeur de la planification chez Oxfam-Québec.

Les chiffres sont éloquents et les faits viennent appuyer les efforts d’Oxfam. Chaque année, quelque 14 millions de personnes meurent de maladies infectieuses (tuberculose, malaria, sida) dans le monde, et 90 % d’entre elles se trouvent dans les pays en voie de développement. Pire encore, la majorité de ces victimes succombent à leurs malaises en raison d’un manque d’accès aux médicaments nécessaires à leur guérison. "Les populations les plus à risque disposent d’un accès limité, sinon inexistant, aux traitements parce qu’ils sont beaucoup trop chers, indique Sarah Kambites, d’Oxfam-Canada. Pfizer fabrique et vend certains médicaments permettant de lutter contre les maladies infectieuses. Elle doit donc prendre une responsabilité sociale dans cette affaire."

Et pourtant. Pfizer, à l’instar des autres compagnies, refuse de baisser les prix, prétextant que cela n’est pas la bonne solution. Ce à quoi Oxfam répond que la compagnie veut ainsi protéger aveuglément ses intérêts commerciaux aux dépens des malades des pays pauvres. "On n’a rien à se reprocher, estime Sophie McCann, chef des affaires corporatives pour Pfizer Canada. C’est faux de prétendre qu’on ne fait rien. Nous avons retenu une manière d’aider qui n’est pas celle qu’Oxfam aimerait, soit d’éliminer les brevets."

Un chaud débat
Les brevets, les fameux brevets. Pour plusieurs ONG, les prix des médicaments sont élevés en raison des licences et des droits d’exclusivité déposés par les grands laboratoires. "Avec des brevets, les compagnies conservent le monopole sur la production de leurs médicaments et peuvent ainsi les vendre au prix fort, affirme Mike Fried, coordonnateur des communications chez Oxfam-Canada. Par exemple, l’Organisation mondiale du commerce protège le droit de propriété intellectuelle sur les médicaments pour éviter que d’autres compagnies produisent des copies." Pourtant, selon lui, la fabrication de génériques (des copies bon marché de médicaments brevetés) représente la seule façon de parvenir à rendre accessibles les médicaments dans les pays pauvres.

Exemple concret. Pour disposer de la trithérapie (cocktail de médicaments antiviraux utilisé pour combattre le sida), un patient doit débourser de 10 à 15 000 dollars américains par année. Dans les pays en voie de développement, personne n’est en mesure de payer de telles sommes. L’utilisation de médicaments génériques permet de contourner l’obstacle. C’est le cas au Brésil et en Inde, pays qui autorisent des compagnies à produire des copies génériques, sans respecter les brevets. Ainsi, le fabricant indien Cipla offre la trithérapie à 800 $ par année, alors que le Brésil produit des médicaments 79 % moins cher! C’est pourquoi Oxfam désire plus de flexibilité dans la politique des brevets, afin de permettre aux pays pauvres de produire à grande échelle des copies à des prix abordables.

Outrage, estiment les compagnies, qui dénoncent ces pratiques et tentent de protéger leur sacro-saint droit de propriété intellectuelle. "La protection conférée par les brevets rend possible la découverte de médicaments tout en la rentabilisant", écrit Pfizer dans un communiqué répondant aux attaques d’Oxfam. Pour défendre sa position, Pfizer dispose d’un puissant lobby, la Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA), dont le président est même le directeur général de Pfizer. "Cette compagnie a plutôt choisi de consacrer des millions de dollars à une opération de lobbying destinée à resserrer le régime des brevets, estime Sarah Kambites. Les gouvernements doivent se tenir debout. La meilleure façon de sauver des vies serait de baisser les prix, soit en autorisant la production de génériques, soit en réduisant les coûts des médicaments brevetés."

L’ONG Médecins sans frontières appuie la lutte d’Oxfam, d’autant plus qu’elle constate sur le terrain un besoin criant de changement des politiques de brevets. "Si cela n’arrive pas, il faudra au moins un prix plus bas des médicaments, ce qui nous permettrait de les acheter et de les distribuer à plus de gens", estime Hélène Genest, coordonnatrice régionale de MSF. Ce débat demeure brûlant d’actualité. En avril dernier, après s’être farouchement liguées, 39 compagnies pharmaceutiques du monde entier ont décidé de renoncer à poursuivre le gouvernement sud-africain et la loi visant à autoriser la fabrication de médicaments génériques contre le sida à des prix abordables en faisant fi des brevets. "Cette victoire a motivé les troupes, affirme Mohammed Chikhaoui. Les choses commencent à changer."

Quelle solution?
Effectivement, les choses tendent à changer. Cinq compagnies pharmaceutiques (Boehringer Ingleheim, Bristol-Myers Squibb, Glaxo-Wellcomem, Merck & Co. et Hoffman-La Roche) envisagent sérieusement la possibilité de réduire le prix de leurs médicaments dans les pays pauvres et d’élargir ainsi leur accès. Quelques mesures ont été prises. Mais surtout promises…

Pfizer a refusé de prendre un tel engagement. "Pfizer n’est pas intéressée à adopter une politique de segmentation des prix, c’est-à-dire à ajuster les prix en fonction du pouvoir d’achat et des besoin de certains pays, affirme Micheline Jourdain, d’Oxfam-Québec. Ce serait pourtant un geste grandement humanitaire qui n’affecterait pas leurs profits, puisque l’Afrique ne fait pas partie du marché lucratif des compagnies pharmaceutiques." D’après Pfizer, des programmes de dons de médicaments représentent un moyen d’action plus durable. "Au lieu de suspendre les brevets ou de baisser les prix, nous préférons passer par les dons, souligne Sophie McCann. Car, à n’importe quel prix, un médicament demeure inabordable pour ces gens pauvres." Trois programmes se trouvent présentement en cours, notamment la distribution gratuite de Diflucan (un antifongique luttant contre des infections attribuables au sida) dans quelques pays. Malgré tout, Oxfam juge ces efforts encore insuffisants.

Car l’ONG diagnostique également une carence en matière de recherche et développement dans le domaine des maladies touchant les pays pauvres. "Environ 90 % de la recherche est tournée vers les problèmes des malades des pays riches", affirme Mark Fried, qui ne manque pas de souligner que Pfizer a déployé des efforts sans précédent pour la sortie… du Viagra! Selon Médecins sans frontières, de 1975 à 1999, moins de 1 % des nouveaux médicaments approuvés étaient destinés aux maladies tropicales… "Nous savons que le but des compagnies est de faire de l’argent, conclut Mohammed Chikhaoui, mais je pense que les compagnies ont les moyens de faire leur part dans les pays pauvres. C’est même leur devoir."