Donc Georges Dor a cassé sa pipe et ce n’est pas qu’une petite affaire de constater la place que télé, radio, journaux ont consacrée à l’événement. On a beau être en juillet, un chanteur oublié, ignoré, absent, un retraité, un ancien, un vieux décati à la une des bulletins de nouvelles, c’est étonnant et ça nous change de Notre-Dame de Paris et des abonnés des palmarès portant la coupe Longueuil.
Étonnant d’autant que l’homme a peu composé, peu chanté. Son oeuvre, qui tiendrait en un seul disque ou presque, a le mérite d’allier rareté et pureté. Comme quoi une bonne chanson en vaut bien vingt ordinaires. Retenons d’oncle Georges deux chansons phares, fredonnées fraternellement dans la froideur des années béton par ce quinquagénaire branché Theillard de Chardin, ce grand échalas en col roulé blanc et pattes d’éléphant: une superbe complainte de chantier, inspirée de la tradition. Et puis un texte alambiqué bizarrement introspectif invoquant Mozart et Debussy, dont le refrain (Qu’est-ce qu’on est venus faire ici) a peu de sens… mais dont la musique rock psychédélique reste irrésistible.
Voilà, c’est tout.
Tout et assez, hormis un hymne peu connu, de la trempe du Plus beau voyage ou de Gens du pays, intitulé Orme dans la plaine et dont le texte dense et limpide célébrait la résistance des gens d’ici à trois cents ans de conquête.
Cette petite oeuvre était semblable à son auteur, humble, fraternelle, conviviale, attachante, ce qui explique peut-être qu’elle soit jadis étrangement montée presque aussi souvent au sommet des palmarès qu’en paradis.
Rangé des arts de la scène, recyclé dans le téléroman débile, Georges traversa anonymement deux décennies avant que patiemment, quotidiennement, écoeuré par la dégradation de la langue, il ne se transforme en gratte-couilles de service.
Nationaliste farouche issu du cours classique, pris à contre-pied dans une époque où le français oral se tient à distance considérable de l’écrit, où le langage, enfargé dans ses urgences, emprunte des raccourcis hasardeux, Georges, tel ces petites vieilles qui coquettent sur deux choses, la langue et leur âge, s’étais mis à colliger écarts et erreurs de langage publics. Il avait rapidement trouvé, afin de cultiver ses déceptions d’esthète, un vivier exceptionnel dans ces vecteurs de la culture populaire que sont les bulletins de nouvelles quotidiens et dans ces émissions estivales où des bellâtres lubriques et des pétasses blondes improvisées journalistes abusent de l’onomatopée, faute de disposer, comme le singe, d’un vocabulaire de plus de cent mots.
Pour puéril et dérisoire qu’il puisse paraître, l’exercice rallia en deux ouvrages (dont l’exceptionnel Anna braillé ène shot) une clientèle entretenant une vision assez monolithique du français, mais aussi des amateurs de ces anecdotes savoureuses qui n’auraient pas dépareillé La presse en folie, ce supplément hilarant édité par le défunt magazine Croc qui recensait les coquilles publiées dans les journaux du Québec.
Oh! ce n’est pas que Georges comptait parmi les pète-sec et les névrosés de la langue qui traquent la virgule mal placée sur les pintes de lait. Il y avait dans son esprit une différence entre protéger des espèces disparues comme le plus-que-parfait du subjonctif et cautionner jusque sur les bancs d’école le pire des sabirs incompréhensibles. Respecter sa langue, c’était se respecter soi-même, croyait-il.
Comme tous les donneurs de leçons qui persistent en ce coin d’Amérique où l’audace intellectuelle ne paie pas, Georges finit par tomber sur les nerfs de pas mal de m0nde. Et ses livres ne trouvèrent que peu d’écho parmi les médias, dont il se fit le détracteur.
Il aura pourtant eu le dernier mot… comme l’illustrent ces perles recueillies justement durant le bulletin de nouvelles de la (vieille) télé de Pierre-Karl Péladeau où on annonça sa mort. Il y était question, je crois, de l’effondrement d’une porcherie.
"Quand qu’on a enlevé les débris."
"On a pris une chance qu’y avait pu suivre les autres."
"Et pour vous dire que pour les parents…"
"Il en était qu’à sa deuxième journée…"
"…assez brièvement après coup…"
"Le feu s’est répandu au filage électrique"
"Ça l’aurait brûlé à la main."
J’en passe, et des faciles…
Suivit l’excellent pléonasme: "accoucher de son enfant". Puis, en soirée, sur le réseau, on apprit que Diane Dufresne, aux FrancoFolies, "c’est beaucoup meilleur" et que la Diva: " ??? "
Il était presque onze heures. Au même moment, deux résidants de Saint-Georges de Longueuil qui promenaient leur chien ont cru entendre un bruit du côté du cimetière.
C’était probablement Georges qui se retournait dans sa tombe afin de mieux battre des mains.