Reality shows : Jusqu'où ira la télé-réalité?
Société

Reality shows : Jusqu’où ira la télé-réalité?

Impossible d’échapper au phénomène de la télé-réalité. Encensés par les uns et détestés par les autres, les reality shows prolifèrent dans la controverse. Et gagnent en popularité, tout en faisant fi de l’intimité. Quand la réalité dépasse la fiction…

"La télé-réalité est, je crois, aussi nouvelle et significative que l’invention du drame ou du roman. C’est un nouveau média par lequel les gens peuvent apprendre énormément en regardant la vie réelle des autres telle que filmée par la caméra."

– Margaret Mead, célèbre anthropologue américaine (1901-1978). Commentaire émis à la suite de la diffusion sur PBS de la série An American Family, une expérience de reality show de 1973 (!) durant laquelle une famille de Santa Barbara s’est vue filmée 24 h sur 24 pendant quelques semaines.

Par un matin ensoleillé, le 3 août dernier, quelque 250 jeunes femmes pourvues de mensurations irréprochables font le pied de grue devant la Place Ville-Marie, ce qui ne manque pas d’attirer les regards ébahis des passants. À tel point que la fluidité de la circulation sur le boulevard René-Lévesque en écope grandement… Bien mises, ou plutôt soigneusement endimanchées grâce à des robes légères et à des décolletés plongeants, ces divas âgées de 16 à 30 ans retouchent discrètement maquillage et coiffure, tout en attendant fébrilement en file. Fébrilement, car l’objet de la convoitise de ces wannabes est tout sauf banal: une place de mannequin-vedette dans la future émission Supermodels, le dernier avatar de la télé-réalité issue de la maison de production canadienne Lone Eagle Entertainment, qui a décidé de récidiver dans le créneau du reality show à l’aune du succès remporté par son premier bébé, Popstars.

"J’ai toujours voulu essayer de me lancer dans une carrière de mannequin, alors je tente ma chance. Et j’aimerais bien participer à un reality show!", explique Christal Agostino, grande blondinette de 16 ans aux yeux bleus accompagnée pour l’occasion de sa mère, Suzanne. Comme les autres, Christal patiente dans l’espoir de taper dans l’oeil des juges lors de ces auditions de Supermodels, qui se sont tenues dans quatre grandes villes canadiennes. Car, avant de voir leur binette sur les ondes de Global cet automne, ces prétendantes à une gloire instantanée doivent mettre en valeur leur beauté et se pavaner élégamment sur le catwalk. Puis, 20 finalistes se rendront dans un "fashion camp" à Toronto, où une seule sortira gagnante et sera sacrée tête d’affiche de L’Oréal, et même représentante du Canada à la prestigieuse compétition mondiale Ford Supermodel de Miami, en novembre prochain.

Au cours de huit épisodes, les téléspectateurs pourront ainsi assister à la compétition épique entre les finalistes et à l’ascension de LA supermannequin. "Nous irons plus loin dans le reality show, estime Michael Geddes, président et producteur exécutif de Lone Eagle Entertainment. Nous voulons montrer l’aventure de vraies jeunes femmes et mieux les connaître, en racontant leur passé. Nous voulons tout voir: les pleurs, les rires, les cris. Ce sera du vrai drame."

Et vlan: Geddes résume mieux que quiconque l’enjeu de la télé-réalité. Sous l’oeil impudique des caméras, l’intrusion dans la vie privée est maintenant considérée comme un divertissement plus vrai que nature. Et le petit écran, comme un trou de serrure. D’après lui, à tort ou à raison, le téléspectateur n’a d’yeux que pour la vie de Monsieur et Madame Tout-le-Monde: le drame du guy next door, qu’il soit filmé dans son quotidien (aussi plate soit-il), catapulté sur un territoire hostile (Survivor), ou emprisonné entre quatre murs (Big Brother). Car les reality shows, loin d’être nouveaux, se déclinent maintenant à toutes les sauces: piquante (Temptation Island, où la solidité de couples est mise à rude épreuve sur une île infestée de célibataires et… de caméras), ou aigre-douce (Love Cruise, où des célibataires tentent de faire la paire à bord d’un bateau de croisière). Si bien que l’expression reality TV est galvaudée, décrivant grossièrement toute émission qui présente du "vrai monde" dans une pléiade de "vraies situations". Des récits plus réalistes que réels…

La télé-réalité déferle sur toute la planète. Autant plébiscitées que condamnées, ces émissions s’avèrent incontournables tant elles deviennent omniprésentes. "C’est une nouveauté et un créneau incroyable, indique Robert Thompson, spécialiste de la culture pop et directeur du Centre d’études de la télévision populaire de l’Université de Syracuse (New York). C’est comme la lumière au bout du tunnel: les gens sont tannés des dramatiques à la trame répétitive. Les reality shows changent le paysage télévisuel et assouvissent des instincts primaires: voir l’existence des autres et leurs malheurs. Aujourd’hui, on vit à l’époque du vrai, de l’authentique, de l’impulsivité. Les reality shows entrent dans cette lignée. Le concept de vie privée fout le camp: dorénavant, il faut tout montrer, même le plus pathétique."

La maison hantée
Une maison d’une centaine de mètres carrés. Huit jeunes. Trente caméras. Cent jours. Cinq cent mille dollars US en jeu. Et un nombre incalculable de scandales. Jamais une émission n’aura autant fait jaser que Big Brother, aujourd’hui exportée à travers le monde entier. En Allemagne (où l’émission a été l’une des plus écoutées de l’histoire du pays!), le gouvernement voulait bannir ce reality show, prétextant qu’il représentait une violation de l’article 1 de la Constitution qui protège… le droit à la dignité humaine! Du Portugal à la Grèce, des manifestations anti-Big Brother ont éclaté. Aux États-Unis, Big Brother II a été condamnée par des associations de parents et d’éducateurs après que l’émission a viré à l’incident lorsqu’un participant de 26 ans, Justin Sebick, a menacé de mort et agressé au couteau un autre concurrent. En France, Loft Story (adaptation de Big Brother) a soulevé l’indignation et l’ire de toute l’intelligentsia française.

Qui se trouve responsable de cette agitation et à l’origine de la création du controversé Big Brother? Une maison de production d’origine hollandaise: Endemol, la compagnie par laquelle le scandale arrive. Géant de la production télévisuelle (13 000 heures de télé produites par année!), Endemol s’est approprié le concept du reality show (ou du real people television, comme le décrit la compagnie), l’a élevé au rang de divertissement grand public et l’exploite aujourd’hui dans plus de 20 pays. "Nous sommes sans cesse copiés, la compétition est grande mais nous faisons tout pour demeurer un leader en la matière", affirme Thomas Notermans, directeur des communications au siège social d’Endemol aux Pays-Bas, où les reality shows de la compagnie sont devenus une affaire nationale. Tant et si bien que les téléspectateurs du monde entier lui doivent désormais, entre autres, Chains of Love (un homme est enchaîné à des femmes pendant des jours) et Fear Factor (des concurrents sont appelés à tester leur courage dans des épreuves aussi amusantes qu’être enfermés avec des rats). "Nous ne présentons pas le quotidien banal des gens, souligne Notermans. Nous les plaçons plutôt dans des situations étranges."

Comble de l’audace, Endemol repousse les limites de l’acceptable vers des terrains jusque là interdits à la caméra. Et même jusqu’aux derniers retranchements de l’intimité: la chambre à coucher. Des équipements infrarouges ont permis aux caméras d’aller sous les draps, et au public hollandais de regarder (en prime time, SVP) les préliminaires olé olé entre deux concurrents de Big Brother, en 1999. Et c’est sans compter les caméras miniatures fixées au pommeau de la douche, ce qui a même forcé des concurrents de Loft Story à porter un maillot de bain tout en se lavant… "Nous faisons du divertissement pour toute la famille, indique Nothermans. On ne porte pas préjudice aux gens. Les concurrents sont même emballés par leur expérience!"

N’empêche, l’ordre hollandais des psychologues, qui s’oppose régulièrement aux dirigeants d’Endemol, estime que même si les participants sont volontaires, le traitement auquel ils s’exposent frise l’"inhumanité"! Pire encore, dernier scandale en date, une chaîne de télévision allemande a retiré des ondes, en juillet dernier, Big Diet (produit par Endemol), où 12 personnes de forte taille devaient faire fondre quelques kilos en 100 jours pour une rondelette (sic) cagnotte. L’émission a été décriée par les diététistes et autres professionnels du pays, estimant que perdre six kilos par semaine (tel que demandé aux participants) menaçait la santé des candidats…

N’en déplaise aux critiques, Endemol poursuivra dans la même veine. "C’est un genre en lui-même, qui désormais occupe sa place. Nous allons continuer de le développer", déclare Nothermans. "C’est très, très lucratif pour les gros producteurs, estime Jean-Pierre Desaulniers, professeur au département des communications de l’UQAM. Mais s’ensuit-il toujours un intérêt quand on met une caméra devant des inconnus?"

Succès pop
Malgré la controverse (ou à cause de, c’est selon), les "huis clos télévisés" continuent à mobiliser l’attention devant le petit écran. En France, des millions de téléspectateurs étaient rivés à leur télé pour Loft Story. Si ce dernier a ouvert le bal des reality shows à l’Hexagone, toutes les chaînes entrent maintenant dans la danse, à commencer par TF1 (avec Star Academy, une émission où, sous l’oeil de caméras, huit jeunes artistes se feront la compétition dans un château équipé d’un studio d’enregistrement). Aux États-Unis, le même phénomène de multiplication se déroule: le show le plus attendu reste The Runner (sur ABC), de Matt Damon et Ben Affleck, émission qui présente la traversée des États-Unis d’un homme dont l’unique objectif est de ne pas se faire repérer. Une chasse à l’homme, quoi.

Pour les chaînes de télévision, la reality TV permet de reconquérir le public "jeune" (et lucratif), amateur invétéré du genre. Par exemple, selon les données de la station, CBS (Survivor et Big Brother) a rajeuni son auditoire de cinq années en seulement deux ans. Comme l’estime un responsable des communications de la chaîne de télévision Global, le créneau est "très profitable", raison pour laquelle la station canadienne diffusera Supermodels, Popstars II et No Boundaries, 13 épisodes sur les déboires de 15 participants qui ont voyagé de l’île de Vancouver jusqu’au Yukon. Par contre, le succès est parfois plus mitigé. Aux États-Unis, Boot Camp (Fox) a été boudé, les téléspectateurs détestant probablement voir un ex-Marines ordonné à des concurrents de commettre des bassesses; et Big Brother (CBS) n’a pas levé comme prévu. Galvanisés par des résultats plus optimistes, producteurs et diffuseurs orchestrent tout de même la prolifération des reality shows.

Et les téléspectateurs en redemandent. Selon Robert Thompson, en voulant tant voir les malheurs et les joies de "voisins", les téléspectateurs versent dans le voyeurisme consentant. Normal, puisque les participants se prêtent volontiers au jeu…

De ringards à stars
L’émission Big Brother ne cesse d’amasser les candidatures de wannabes: près de 40 000 pour chaque saison dans n’importe quel pays où elle est présentée! Ironiquement, alors que l’émission s’inspire de l’oeuvre 1984 de George Orwell, où l’invasion de la vie privée est vue comme inhumaine, des gens consentent à cette invasion et tentent de se dégoter une place devant la lentille. Signe des temps?

Dans la file d’attente des auditions de Supermodels, Sonya Pead, 20 ans, tergiverse sur la raison de sa mise en candidature. "C’est le rêve de toutes les petites filles de devenir vedettes, non?" Effectivement, le secret de tous les reality shows repose sur un gain monétaire, certes, mais aussi et surtout sur l’espoir d’une propulsion au firmament des superstars. "Les gens se laissent filmer pour se trouver une job! affirme plus directement Jean-Pierre Desnaulniers. Le monde veut s’inscrire dans le milieu des vedettes. Mais les moyens sont difficiles. La participation à un reality show y donne une entrée presque automatique."

À preuve, à la sortie de ces usines à stars, les offres pleuvent pour ceux qui carburent au vedettariat. Deux participantes de Big Brother en Europe ont déjà orné la couverture de Playboy; alors que Jerri Manthey (ex-Survivor II) montre présentement son joli minois (et bien davantage…) à la une du célèbre magazine. Colleen Haskell, ex-Survivor, a joué un rôle important dans le film Animal, de Rob Schneider; tandis que Richard Hatch, gagnant du premier Survivor, prend part à toutes sortes d’émissions. Des modestes affiches de cabarets de Nice, où elle était danseuse, la gagnante de Loft Story, Loana, est passée à la une du Paris Match et lorgne maintenant du côté des médias télévisés. "Nous avons réussi à rendre populaire un groupe de filles, Sugar Jones, grâce à Popstars", fait remarquer Michael Geddes.

Cette médaille, les 15 minutes de gloire de Warhol, comporte toutefois un revers. Des critiques estiment que recruter ainsi des "vedettes" (jetables à volonté) représente une pratique douteuse. "Les producteurs font quand même faire n’importe quoi à des gens qui croient devenir des stars", note Robert Thompson. Devant ce constat désolant, réalisé à la suite de son élimination, un concurrent de la version suédoise de Survivor (Expedition Robinson) s’est même suicidé après être retourné à sa vie normale… La télé-réalité suédoise se retrouve même accusée d’esclavagisme par un éminent avocat spécialisé dans le droit à la vie privée, Leif Silbersky.

Partout dans le monde, de l’avis de plusieurs spécialistes comme Silbersky, les contrats outrepassent la norme: les participants doivent tout dire de leur passé, ne jamais se cacher des caméras, etc. Les producteurs s’approprient même l’identité du participant: ils se donnent le droit d’utiliser leur nom et leur image à des fins promotionnelles et commerciales pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans! Comme l’a indiqué l’humoriste Albert Brooks (réalisateur de la comédie satirique Real Life de 1979): "Pour les producteurs, les participants des reality shows sont des cadeaux du ciel: ils ne coûtent rien, ils sont prêts à signer n’importe quels contrats, ils n’ont pas peur du ridicule, ils n’oublient jamais leurs répliques, ils font leurs propres cascades; et vous n’avez que le gagnant à payer!" D’après Robert Thompson, "les gens feraient des choses incroyables pour de l’attention, mais ce n’est pas une raison pour ne pas les respecter".

"Je n’ai jamais fantasmé à l’idée que des téléspectateurs me voient me brosser les dents ou dormir, et surtout pas pendant un an, explique Mathieu Chantelois, un jeune Montréalais de 28 ans qui participe en compagnie de sept autres jeunes au reality show U8TV diffusé au Canada anglais (un concept ressemblant au fameux The Real World de MTV). Je voulais plutôt montrer comment vivent et pensent les jeunes. Je suis conscient que c’est du divertissement et, oui, être filmé est parfois difficile. Mais je le fais pour l’expérience. Et il faut dire que pas une journée ne se passe sans que je signe des autographes…"

Aux frontières du réel
Dans Money for your Life, un participant se voit donner une mini-caméra afin de filmer son quotidien. L’année dernière, un homme a immortalisé l’accouchement de son épouse. Banal? Et pourtant. Cette dernière a vu l’un de ses jumeaux mourir immédiatement après sa naissance. Le tout, devant la lentille et les yeux de milliers de téléspectateurs! Après le sexe, le dernier sujet tabou, la mort, n’a pas échappé aux reality shows. Jusqu’où ira la télé-réalité? A-t-elle des limites? "Il y en a une, estime Robert Thompson. Depuis peu, aux États-Unis, un débat s’amorce sur ce qui est ou non acceptable. Mais la multiplication de ces shows est si rapide qu’il n’y a plus aucun contrôle." Exemples parmi tant (trop?) d’autres: Jail Break est une émission britannique durant laquelle des individus sont menottés et coffrés en prison (le gagnant sera le premier à s’évader); Endurance est un show japonais qui se déroule, entre autres, dans un zoo où les participants sont victimes d’humiliation, telles qu’être enfermés dans une cage et traités comme des animaux devant visiteurs et téléspectateurs…

De la télé-poubelle, la télé-réalité? "Il y a toujours eu une grosse levée de boucliers contre la reality TV, souligne Jean-Pierre Desnaulniers. J’ai toujours cru qu’on s’excitait trop le poil des jambes. Pourtant, cela peut être une télévision expérimentale très riche." Ce dernier, tout comme Robert Thompson d’ailleurs, a suivi avec intérêt The 1900 House (PBS) où les cinq membres d’une famille se retrouvaient pendant trois mois dans une maison de Londres du début du siècle dernier dépourvue des commodités propres à notre époque. "C’était une leçon d’histoire d’une grande valeur anthropologique, estime Robert Thompson. Il y a de bonnes choses en reality TV: pour moi, Survivor, vu comme un jeu réel, c’est excellent."

Côté positif, Desnaulniers prend pour exemple la défunte émission Pignon sur rue (1995 à 1998) et Une famille comme les autres, des docusoaps du Québec, terre plutôt sage en termes de télé-réalité (sauf si on compte les séries documentaires, dont certaines seront diffusées au cours de la saison 2001-2002). Ces deux émissions sont produites par Trinôme, la seule maison de production québécoise qui dispose d’un volet docusoap important (aussi responsable de Métier Policier et Quelques secondes pour la vie). "À la base, nous voulons montrer comment des gens pensent et agissent dans de vraies situations, affirme Jean Tourangeau, producteur. Mais on refuse toujours le sensationnalisme, ce qui nous permet tout de même de développer des projets très intéressants."

Sensationnaliste ou pas, la télé-réalité s’accrochera longtemps au petit écran. "Je n’en vois pas la fin, car ce n’est pas seulement une mode, conclut Robert Thompson. On l’adaptera de toutes sortes de façons. Pour le meilleur comme pour le pire."


Gagnante de Loft Story, Loana se retrouve maintenant sur toutes les tribunes (et émissions de télé), même à la Une de Paris Match

Les "lofteurs" de Loft Story
Soft Story

par Karima Brikh, en France

Première expérience du genre dans l’Hexagone, le reality show Loft Story a soulevé les passions en France. Télé-réalité ou télé-poubelle? La journaliste Karima Brikh est allée rencontrer les gagnants de l’émission: Christophe et la bombe blonde Loana, devenus des superstars…

À Saint-Tropez, à quelques kilomètres de la Madrague, la célèbre résidence de Brigitte Bardot, et après avoir survécu à plus de trois heures d’embouteillages, voici finalement la villa dont toute la France parle: la Bastide des Carles. À voir la meute de fans à l’entrée, appareil photo en main, tous prêts à prendre un cliché de l’ombre de leurs nouvelles idoles, je me demande comment je parviendrai à franchir l’entrée de la forteresse des nouvelles stars françaises: Loana et Christophe. Car, pour les gagnants de la première émission de télé-réalité française, Loft Story, qui auront été filmés 24 heures sur 24 pendant 70 jours, les dispositifs de sécurité n’auront pas été pris à la légère. Je fonce. Je réussis à me faufiler parmi les curieux, parents, enfants et adolescents hystériques, je franchis l’infranchissable…

Finalement, c’est autour de la piscine que l’interview débutera… une heure et demi plus tard! Chaleureux, bronzé jusqu’aux os, c’est Christophe qui m’accueillera de son plus beau sourire. Aussitôt installé, il ne tardera plus à me livrer l’aventure qui, du jour au lendemain, l’aura conduit au rang des personnalités médiatiques les plus en vue de France.

Exposure permanente
"J’avais besoin de me tester, de me défier, d’approcher mes limites, affirme Christophe. Et, tout comme la plupart des autres participants, l’envie de se montrer et de se faire connaître en tant que personne était présente. C’est vrai que dans la vie de tous les jours, nous sommes des gens qui n’ont pas peur de se montrer." Enfermés dans un loft de 225 mètres carrés, repliés sur eux-mêmes, sans télévision, radio, journaux, ni téléphone, avec tout un arsenal technique filmant jusque dans les moindres angles, la machine Loft Story était prête à tout capter. Avec plus de 50 micros, 26 caméras, dont trois infrarouges pour la nuit, filmés pendant 70 jours, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, Christophe et sa bande, surnommés "lofteurs", auront eu plus de temps qu’il n’en faut pour se montrer aux yeux de tous les curieux et voyeurs de France. Ces 11 célibataires (sélectionnés parmi 38 000 candidats!), cinq filles et six garçons, âgés de 20 à 29 ans, auront certainement été les jeunes les plus observés, écoutés et scrutés de l’Hexagone. Comme la production voulait offrir cette émission à un public de tous âges, les scènes à caractère sexuel ou les images de nudité auront toujours été censurées. Cela n’aura pas empêché certains cracks de l’informatique de trafiquer le site Internet de l’émission (où le public pouvait suivre tout du loft à n’importe quel moment) saisissant ainsi les images de Loana et Jean-Édouard, le tombeur du groupe, faisant l’amour dans la piscine. Aucune pudeur, ces "lofteurs"? "Au départ, on ne savait pas comment la production nous filmerait, on entretenait alors le doute que, peut-être, ils filmaient ailleurs. Puis, après quelques jours, on finit par oublier les caméras et on vit simplement. Et dans la passion, on n’y pense vraiment plus! C’est le lendemain que je me suis sentie mal", me confie Loana.

Mais, au-delà du besoin de se montrer et du défi personnel, les raisons qui ont poussé ces jeunes à participer au reality show français varient selon chacun. Alors que certains rêvaient d’être connus, d’autres souhaitaient gagner le gros lot destiné aux vainqueurs: une maison de 1,5 million de francs (environ 300 000 $). Quant à Loana: "J’avais avant tout ce désir de rencontrer le grand amour. J’ai été attirée par la bande-annonce de l’émission. Vous êtes célibataire et souhaiteriez vivre une "love-story"? Je voulais tenter ma chance".

Passeport pour la gloire?
La pin-up du groupe n’aura certes pas trouvé son prince charmant, mais sa participation à l’émission lui aura servi à se faire une place au banc des célébrités. Celle qui jadis vivait avec sa mère dans un 20 mètres carrés, en plus d’avoir gagné la maison de ses rêves, ne cesse de recueillir des propositions d’ordre professionnel. Après avoir fait la couverture de plusieurs magazines français dont Paris Match, elle est sacrée icône de l’année par la revue Elle. Comme si cela ne suffisait pas, elle décroche un contrat d’un an avec l’agence de mannequins Karine’s Models, et on la verra dès l’automne prochain sur les podiums de son nouvel admirateur, le créateur Jean- Paul Gaultier.

À regarder le contenu des émissions quotidiennes d’environ une demi-heure relatant les "meilleurs moments" de la journée, on a du mal à saisir pourquoi, à eux seuls, les lofteurs auront pratiquement réussi à éclipser du paysage médiatique français les Chirac, Jospin et Zidane. Car Loft Story n’était pas moins que la démonstration d’un quotidien banal, sans consistance et, pour la plupart du temps, sans intérêt. La production de M6 ayant traité le résumé quotidien sous l’angle du divertissement, les débats et discussions d’une jeunesse quant à certains phénomènes sociaux ou politiques auront ainsi échappé à l’oeil du public, au profit d’un tournoi de cartes ou d’un karaoké.

"La télévision aura montré qu’elle peut prendre n’importe qui et en faire une star. On n’a rien fait dans Loft Story. Dans ce qui nous arrive aujourd’hui, nous n’avons aucun mérite. On n’a pas bossé. On a dormi, on a mangé, on a fait la fête. Et cela, n’importe qui aurait pu le faire, ce n’était pas compliqué! Grâce à une médiatisation, on est propulsés. Pourtant, on est exactement les mêmes qu’avant. C’est terrible, c’est critiquable, c’est grave", affirme Christophe.

Plus qu’un contenu pertinent et captivant, Loft Story doit sans doute davantage sa grande popularité à son concept nouveau genre en France. Pour la première fois dans l’Hexagone, les caméras se seront approprié la fragile intimité de l’espace privé provoquant la joie des uns et la consternation des autres. La chaîne de télévision française M6 aura pris d’assaut les traditionalistes français et réalisé un coup de maître médiatique en franchissant le cap de la télé-réalité. Pas une semaine ne se sera écoulée sans que la presse à sensation ne se régale du passé tumultueux de certains lofteurs et que les journaux, tels Le Monde, Libération ou Le Figaro, ne s’évertuent à décrypter le phénomène.

Adapté de l’émission hollandaise Big Brother, ce jeu-réalité aura conquis un large public (pas moins de 5,2 millions de téléspectateurs lors de la première!) en plus d’ébranler toute la France dans son rapport avec la télévision et d’en bouleverser les fondements. Face à un tel succès, les autres chaînes françaises répliquent déjà en proposant des émissions qui poursuivront dans le créneau de la télé-réalité. Après l’époque Pivot, ou le triomphe de Bouillon de culture, la France baigne désormais dans l’océan de la télé-réalité…