Banques alimentaires : L’E.coli de la chair
Vous pensez que la bactérie E.coli s’est éclipsée? Que ses frasques n’affectent presque plus personne? Détrompez-vous. Sans même avoir à se montrer le bout du nez, elle cause des préjudices à des victimes insoupçonnées: les démunis.
Il a toujours été difficile pour les banques alimentaires d’arracher la viande aux poubelles des épiceries. Mais depuis que la fameuse bactérie E.coli s’est attaquée avec vigueur à ce produit prisé, les plus pauvres de nos concitoyens québécois ne feraient plus le poids contre les craintes des géants de l’alimentation. Et la situation irait en s’aggravant.
"Tous les grands magasins qui, avant, nous donnaient généreusement, aujourd’hui ne veulent plus rien donner, assure l’adjoint du directeur de l’Armée du salut de la capitale, Philippe Siegel. Ils ont peur d’avoir une poursuite de quelqu’un qui mangerait quelque chose qui serait contaminé à l’E.coli ou à autre chose. Et ça leur ferait une telle mauvaise publicité dans les journaux qu’ils ne veulent plus.
"Ça cause un grand manque auprès des démunis. C’est eux qui ont été les plus pénalisés dans cette affaire. Ils sont obligés de s’en priver."
M. Siegel a noté que les marchands se sont braqués lorsque la bactérie a été détectée dans le boeuf haché de grandes chaînes d’alimentation, l’an dernier. Et, depuis le début de la saison estivale, la plupart se seraient complètement fermés à toute demande. "Maintenant, ça fait des mois qu’on n’en reçoit plus du tout, et on ne peut plus en donner."
"Oui, c’est sûr que ça coïncide [avec les épisodes E.coli]", renchérit la coordonnatrice aux activités chez Moisson Québec, Hélène Vézina.
Aussi, tout comme son prédécesseur, elle a remarqué, depuis peu, un changement d’attitude. "Cette année, ça a beaucoup paru. Les quelques détaillants qu’on avait [ont arrêté de nous fournir].
"Mais, de plus en plus, c’est difficile d’avoir de la viande pendant l’année entière. Les bannières, les marchands ont beaucoup, beaucoup de réticences à donner et les compagnies mettent des normes de plus en plus sévères, ajoute-t-elle. Ce qui fait qu’il y a beaucoup de viande qui est jetée."
Les commerçants justifieraient la diminution du nombre de dons par une meilleure gestion de l’inventaire: de moins grosses commandes journalières et la préparation de mets cuisinés avec les surplus. "Mais je pense néanmoins qu’il y a beaucoup, beaucoup de viande, de produits qui sont jetés régulièrement", lance Mme Vézina.
Alors, la responsable du dossier de la collecte des denrées pour le réputé organisme de bienfaisance doit reprendre le bâton du pèlerin et cogner aux portes. "On essaie de les rassurer, de les convaincre. […] On est bien équipé. On a de gros camions réfrigérés, on n’est pas une petite organisation. On a un immense entrepôt avec des pièces réfrigérées et une pièce congélateur.
"En plus, poursuit-elle, il y a la loi du bon samaritain qui protège toute personne qui, dans un but désintéressé, vient en aide à quelqu’un." Ce n’est pas tout: "On a fait un engagement écrit qu’on est prêt à signer. On leur propose de ne pas donner à tous les organes d’aide. Ceux qui distribuent des colis, ça pourrait traîner. On peut s’engager à ne donner qu’à ceux qui cuisinent eux-mêmes, qui font la transformation, donc qui ont les équipements et les mesures d’hygiène appropriées."
Toutefois, pour l’instant, cela ne semble pas suffire. "J’attends encore des réponses."
L’exception montréalaise
La problématique serait la même dans toutes les régions de la province… ou presque. La métropole fait office d’exception. Richard Greffard, de Moisson Montréal, souligne qu’il dispose de nombreux fournisseurs potentiels sur son territoire. "Nous autres, on en a, surtout des viandes froides."
Le directeur de Moisson Saguenay, Donald Néron, n’a pas la même chance. "On en avait quand même de bonnes quantités. Mais là, ça a diminué presque de moitié. […] On voit tout de suite, quand une histoire est publiée dans les journaux, que c’est plus rough. Ça peut baisser pendant quelques semaines puis, tranquillement, ça reprend. Mais, c’est sûr que ça ne revient pas à la normale. […] Ce n’est pas revenu au même niveau qu’avant les événements [E.coli]."
Lui aussi tente de rassurer les épiciers. "C’est tout ce qu’on peut faire."
N’empêche qu’il ne veut pas tirer sur les gérants de magasins d’alimentation, tout comme ses collègues des autres régions d’ailleurs, par crainte de froisser ceux qui l’aident encore. "Il faut vivre avec, on n’a pas le choix. On est déjà chanceux qu’ils nous en donnent. Alors, on les remercie et on essaie toujours de faire un travail de prévention pour ne pas qu’ils aient peur de nous remettre leur marchandise." M. Néron paraît résigné.
"Ce n’est pas de leur faute, justifie-t-il. Il faut qu’ils soient prudents. […] Des fois, c’est une directive qui vient de la chaîne." Malgré cela, il admet que les pertes sont difficiles à digérer. "Ça va dans les conteneurs, mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse?"
M. Néron espère encore plus convaincre les détaillants de changer leurs habitudes depuis qu’il a tenté sa chance auprès des abattoirs. "Ce qu’eux pourraient nous offrir, ce n’est pas bon. Ils nous ont dit: "On ne peut pas vous le donner. Ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres qu’on va leur donner de la scrap.""
Dès lors, plusieurs démunis doivent se priver parce que la viande coûte trop cher. "Quand on n’en a pas, les organismes sont obligés d’en acheter. Il y en a qui peuvent le faire… mais d’autres ne peuvent pas."
En regardant en direction de l’Estrie, on découvre tout de même que nos précédents interlocuteurs sont quasi choyés parce qu’ils réussissent, à l’occasion, à cueillir des quantités remarquables de viande. Là-bas, crise bactérienne ou pas, l’aide serait négligeable en tout temps.
"Pour nous, ce sont des supermarchés qui, à la fermeture, gèlent surtout le steak haché. Et le lendemain, on le ramasse. À part cela, on n’a jamais d’autre viande, expose le directeur de la Moisson locale, Gilles Duquette. Ce serait un produit drôlement intéressant, mais on n’en a presque jamais. […] C’est sûr que la quantité est insuffisante, ça a toujours été comme ça."
La solution française
Également président de la toute nouvelle Fédération des banques alimentaires du Québec, M. Duquette dispose peut-être de la clé du problème. Un rêve. "[Outre la sensibilisation], l’autre possibilité qui me semblerait une solution épatante, mais qui n’est pas près d’être faite ici, est pratiquée en France. Les gros surplus sont mis en conserves pour les banques alimentaires."
Un règlement imposerait des quotas au-delà desquels les entreprises de transformation devraient céder un pourcentage de leur production. Au dire de M. Duquette, l’expérience aurait été tentée, il y a sept ou huit ans au Québec, avec le lait. L’excédent était mis en poudre. "Mais, ils l’ont fait juste un an."
C’est d’ailleurs pour faire la promotion de projets d’envergure de ce type que 52 organisations offrant de l’aide alimentaire se sont regroupées depuis peu. Elles espèrent ainsi pouvoir influencer, dès cet automne, les commerçants, la population et les gouvernements. Le chanteur Garou aurait accepté d’être leur porte-parole.
Question de santé
Quel est le point de vue des entreprises visées? Chez Provigo inc., on craint que la santé des démunis soit mise en danger si la manipulation et la conservation de la viande ne sont pas appropriées. Un souci renforcé depuis l’épisode E.coli, reconnaît la conseillère en communications externes, Nathalie Rousselle.
"Je ne vous cacherai pas que tout ce qui [concerne] l’hygiène, […] les problèmes que l’on a connus au cours de l’été dernier, la préoccupation qu’on a eue [au sujet de] la viande, les problèmes de E.coli, etc. [ne sont pas étrangers à cela].
"C’est sûr que pour nous il y a une préoccupation très importante: on a de la viande, on la remet à des organismes très crédibles, très bien organisés, qui ont une vocation exemplaire d’aider les gens dans le besoin. Mais, on ne connaît pas toujours l’infrastructure qu’ils ont pour la conserver, explique-t-elle.
"En plus, le fait qu’on ait adopté de nouvelles façons de faire au niveau du contrôle des stocks [nous occasionne] moins de pertes en magasins. Ça veut dire que les dons en viande sont beaucoup moins importants. On en a beaucoup moins qu’on en avait avant, fait-elle valoir.
"La volonté est là et des dons de marchandise, ça, on en fait, ce n’est pas un problème. […] Tout ce qui est non périssable et non vendable – conserve bosselée, sachet déchiré, etc. – est donné. Pour le périssable, il y a des ententes avec des banques alimentaires ou des cuisines collectives pour qu’ils ramassent les produits tels le pain et les fruits. […] Mais, au niveau de la viande, ça devient un peu plus difficile."
En résumé, peu importe si la viande est bien conservée, en cas de pépins, Provigo craint d’être pointée du doigt sur la place publique, voire d’être poursuivie. "On le remet à la banque alimentaire, mais le produit vient tout de même de chez nous."