Société

La semaine des 4 jeudis : Rôle de décomposition

Philippe Léotard est mort. Corse. Frisé, gueule de boxeur enflée, suant, au dixième round. Son frère était ministre. Lui, c’était un acteur. Un acteur de talent spécialisé dans les rôles de perdants, de flics, d’indics, d’amants neurasthéniques blasés, dépassés, décalés…

Encore une chronique nécrologique? Non, pas vraiment.

Quoique j’aie connu Philippe Léotard, que je l’aie rencontré à quelques reprises, que j’aie eu avec lui quelques conversations bouleversantes. Quoique je l’aie observé, perplexe, s’administrer "ses gouttes", ces grosses gorgées de ce Chivas Regal qu’il transportait toujours sur lui dans de petites bouteilles d’Évian, et s’administrait toutes les 20 minutes, je ne voudrais pas m’étendre en notice. Mais évoquer les chemins particuliers par lesquels un gros chagrin sait opportunément se transformer en oeuvre d’art. Et l’art en vertige de mort.

Prédisposé peut-être aux excès ou à l’apitoiement (qui oserait en juger), Philippe Léotard entama sa descente aux enfers de l’alcool et des drogues dures lorsque la femme qu’il aimait le quitta.

Orgueil, insécurité, culpabilité, chagrin, entre deux verres, il marmonnait sans pudeur que cette perte l’avait presque tué, le tuait encore. Qu’il ne pouvait s’y résoudre, se faire, comme d’autres, lentement une raison et passer à autre chose. Son chagrin était violent, public, reconnu, était celui d’un suicidaire. Car il lui restait assez de lucidité pour ne s’en prendre qu’à lui-même.

Et on l’y aida…

En 84, un mauvais génie nommé Alain Maline vit en son chagrin l’occasion de capitaliser dans le cinéma-vérité. Il fit un drame humain du drame de l’humain en lui donnant le rôle d’un mari alcoolique fou de douleur qui, la nuit, dormait dehors dans la boue sous la véranda avec les insectes, pendant que sa femme se tapait des p’tits mecs de 20 ans. Le film s’intitulait Ni avec toi ni sans toi. C’était bon, insupportable, évidemment criant de vérité; cet homme qui inonde sa femme inflexible de fleurs aussi fragiles que des regrets. C’est là que Léotard chanta pour la première fois: "Sans toi je meurs, avec toi, j’ai peur…"

Chou blanc pour la psychologie moderne, cette autobiographie en marche ne servit pas d’exorcisme et s’avéra pour l’acteur une torture supplémentaire qui ne lui fit pas desserrer la mâchoire de son drame.

On serait tenté d’y voir un opportunisme particulièrement cruel, l’exploitation d’un homme à bout de ressources, quelque chose comme la noyade d’un poisson…

Mais peut-être cette manière de joindre l’utile au désagréable était-elle une fusion suprême, une intégration verticale de l’art à la vie. Et peut-être son propre rôle était-il aussi simplement la seule chose que Léotard était encore capable de jouer.

J’observai encore pendant quelques années le phénomène. Le coeur s’usait, et en conséquence, de Claude Berri à Lelouch, Léotard n’incarna plus que des hommes seuls et sans avenir avant de disparaître complètement des écrans puis de la vie, comme on rallume dans la salle une lumière de fin du monde lorsque le film est fini.