Piqueries assistées : De fil en aiguille
Société

Piqueries assistées : De fil en aiguille

Après des années d’indifférence, l’idée de sites d’injection sécuritaire pour les toxicomanes refait surface et infiltre lentement les coulisses du pouvoir politique. À quand une piquerie légale à Montréal?

"Environ 100 000 Canadiens sont des utilisateurs de drogues injectables (UDI). Cette pratique est associée à des conséquences néfastes pour les utilisateurs, leurs familles et les communautés. Ces conséquences incluent des overdoses, la transmission de maladies infectieuses (VIH/sida), l’usage et la propagation de seringues souillées, la violence, la pauvreté, le crime (…). À la lumière de ces circonstances, les sites d’injection sécuritaire doivent être considérés."

Ces quelques lignes ne font pas partie de l’une des brochures d’un groupe communautaire quelconque qui milite pour l’octroi de meilleurs services et ressources pour les consommateurs de drogues dures. Déjà vu. Cet appel à la création de "piqueries légales" est plutôt publié dans la dernière livraison… du Journal de l’Association médicale canadienne. Et quand une telle association se prononce en faveur d’une mesure, il y a fort à parier que l’idée fera son bout de chemin jusque dans les plus hautes instances du pays. "Il faut cesser d’être aveugle, estime le docteur Anita Pelapu, auteure de cet éditorial et chercheure au Centre for Health Evaluation and Outcome Sciences de l’Hôpital St. Paul de Vancouver. Le problème des toxicomanes est réel et les lieux d’injection sont une solution envisageable."

En fait, l’idée de piqueries légales ou supervisées plane déjà dans l’air depuis quelques années, surtout au sein du milieu communautaire. S’ils étaient créés, estime-t-on, ces sites d’injection supervisée et assistée (ou lieux d’injection sécuritaire) accueilleraient les utilisateurs de drogues injectables pour y consommer leur drogue en toute quiétude. Les toxicomanes se trouveraient en présence de professionnels de la santé et de travailleurs sociaux qui non seulement leur fourniraient des seringues stériles et propres, mais les conseilleraient également pour tenter de les sortir de leur détresse. L’objectif de base reste de venir en aide aux héroïnomanes comme aux cocaïnomanes, et de régler des problèmes que les seuls échanges de seringues et traitements à la méthadone ne peuvent surmonter actuellement.

"Les avantages de ces sites ne doivent pas être négligés, affirme Louis Letellier de Saint-Just, président de Cactus, organisme qui se voue à l’échange de seringues. Ils vont éviter les surdoses, puisqu’il s’y trouvera un personnel compétent, capable de conjuguer avec cette clientèle particulière. C’est une autre étape vers la réduction des méfaits." L’usage des drogues injectables, en raison du partage de seringues, est d’ailleurs l’une des principales causes de transmission du VIH et de l’hépatite. Tant et si bien que la moitié des gens hospitalisés pour le VIH/sida s’avèrent des utilisateurs de drogues injectables. "Les sites d’injection assistée sont une excellente solution, car ils vont nous permettre de freiner l’épidémie actuelle et réduire les risques de contamination de maladies infectieuses, à cause du matériel propre et des conditions d’injection sécuritaires, indique le docteur John Carsley, de la Direction de la Santé publique de Montréal-Centre. Ils vont aussi permettre de diminuer le nombre de seringues souillées dans l’environnement, ainsi que le nombre de surdoses; donner un accès plus facile aux traitements de désintoxication. C’est aussi bon pour la communauté que pour les consommateurs."

Les bénéfices des sites d’injection assistée sont tels que leur implantation gagne même la considération de milieux jusque-là réfractaires à leur recours. À commencer par le milieu politique, qui analyse de plus en plus cette solution alternative pour répondre à la détresse des 100 000 junkies du pays (et même 125 000, selon d’autres sources). Le Comité consultatif fédéral-provincial sur la santé publique, qui relève de Santé Canada, propose même de mettre de l’avant un projet-pilote de piqueries légales à Toronto, Montréal ou Vancouver dans moins de deux ans. Le Comité a préparé un rapport intitulé Réduire les méfaits associés à l’usage des drogues par injection au Canada, rapport dont les recommandations finales seront étudiées par les sous-ministres de la Santé du pays lors d’une conférence en septembre. Les sites d’injection assistée y figurent dans les solutions pour endiguer, en partie bien sûr, l’épidémie du VIH/sida et le fléau de la drogue au pays. Aussi complexe soit-il…

Déjà en marche
Jamais un discours aussi positif à l’égard des sites d’injection assistée aurait été prononcé il y a seulement cinq ans. "C’est une preuve de l’urgence de la situation au Canada", estime le docteur John Carsley. Des chiffres le démontrent: plus de la moitié des 100 000 utilisateurs de drogues injectables du pays sont infectés par le sida ou l’hépatite. Selon un rapport de Santé Canada de mai 2001, en 1999, 1429 des 4190 nouveaux cas d’infection au VIH au pays (34 %!) sont reliés à l’utilisation de drogues injectables, qui est aussi responsable de 63 % des nouveaux cas d’hépatite C. La proportion des cas de sida répertoriés attribués aux UDI est passée de 8,3 % en 1995 à 21,7 % en 2000. Et c’est sans compter les coûts sociaux faramineux liés aux traitements des toxicomanes, qu’ils soient séropositifs ou non.

Il n’en faut pas plus à l’intervenant Normand Senez pour justifier le recours à une piquerie assistée, un lieu qu’il promet d’ouvrir sous peu à Montréal avec quelques collègues. "Ce n’est pas la solution à tout, mais, à mes yeux, c’est un service essentiel, affirme le travailleur de milieu. Je ne fais pas mon projet pour déranger, provoquer ou même choquer. Je le fais parce que c’est nécessaire. Il y en aurait 30 à Montréal dans différents quartiers et ce serait une quantité raisonnable. Si l’on ne fait rien socialement, les problématiques avancent et empirent. Le discours politique, je le connais par coeur, et ça me fatigue: il faut attendre et arriver à une concertation, et tout et tout. Dans combien de temps les résultats vont-ils arriver?"

Ce travailleur de milieu (ou d’égouts, comme il se plaît à le dire) n’en dément pas: les quelque 15 000 personnes qui feraient usage de drogues injectables à Montréal ont besoin de sites sécuritaires. "Nous pourrions les accueillir et les aider, indique-t-il. Nous pourrions vérifier la qualité de la drogue qu’ils se sont procurée, découvrir leurs habitudes de consommation et leurs problèmes avec les vendeurs. Les écouter, en fait. Nous serions aussi en mesure de les référer aux bonnes ressources s’ils désirent s’en sortir. Nous pourrions les voir s’injecter, les surveiller pendant 20 minutes afin de voir comment ils réagissent à la substance. Dans les hôpitaux, on ne donne évidemment pas un tel service: les toxicomanes y sont marginalisés. Mais il ne faut pas penser que, dans les piqueries assistées, ce serait le party. Il y aurait des règlements internes qui assureraient la sécurité de tous." Senez a même discuté avec des acteurs du crime organisé, histoire de tâter le pouls du monde criminel. "Il faut s’assurer de leur montrer que les piqueries ne sont pas de concurrents, car ça pourrait être explosif. Il faut tenir compte d’eux. C’est pourquoi il n’est aucune question de vendre de drogue sur place."

À Vancouver, à l’instar de Senez, les groupes communautaires ont décidé de prendre le taureau par les cornes, car le problème y est plus criant encore. Par exemple, 412 personnes sont mortes à la suite d’une overdose en Colombie-Britannique en 1998 (environ 300 par année en moyenne): la première cause de mortalité parmi les adultes de 30 à 49 ans! Près de la moitié des UDI seraient même séropositifs… Au mois de novembre dernier, en réponse à cette crise, la Harm Reduction Action Society (HRAS), un groupe de Vancouver, a rendu publique une proposition de projet-pilote intitulé Safe Injection Facilities: Proposal for a Vancouver Pilot Project. "La HRAS a bien étudié la question, indique le docteur Pelapu, qui a participé à l’élaboration de la proposition. Je crois que le projet-pilote est concrètement faisable." À preuve, le document décrit tout ce dont les deux sites d’injection assistée réclamés auraient besoin et accorderaient comme services: personnel issu du milieu communautaire et de la santé (plus de 25 personnes), consultation psychologique, programme de réinsertion sociale, salle d’injection fonctionnelle, soutien policier discret. La HRAS n’attend plus que le feu vert de Santé Canada (financement inclus) et un amendement à la législation canadienne sur les drogues. On est loin d’une simple formalité, s’entend.

Malgré tout, le groupe souhaite l’ouverture des deux sites bientôt pour un projet-pilote de 18 mois dans l’Est de Vancouver, et récolte la sympathie des autorités municipales. Pas étonnant, ces dernières en ont déjà plein les bras! "À Vancouver, nous avons un site à ciel ouvert de consommation de drogues, estime Ed McCurdy, membre de Vancouver Area Network of Drug Users, qui regroupe militants et ex-toxicomanes. La guerre contre la drogue au Canada a échoué: la dépendance, la violence, le trafic, les morts, l’épidémie de sida ont tous augmenté. D’accord, un site d’injection n’enrayera pas la consommation et le trafic de drogues. Mais il permettra à des gens de ne plus s’enfoncer, se marginaliser et même se tuer."

Le modèle européen
Les sites d’injection supervisée proviennent d’Europe, continent qui en compte 45, aux Pays-Bas, en Suisse et en Allemagne. En 1986, la Suisse a lancé la vague avec l’ouverture des portes du premier site au monde. Il en existe aujourd’hui plus d’une quinzaine dans les grandes villes. "Comme beaucoup de toxicomanes consommaient dans des endroits publics, à la vue de tous, et que la situation devenait intenable, les sites d’injection sont devenus une nécessité", affirme Nicole Studzmann, membre de l’Office fédéral de la santé publique de Suisse.

L’implantation des sites a permis de récolter les résultats escomptés. En Suisse, les utilisateurs de drogues injectables représentaient 40 % des nouveaux cas de contamination par le virus VIH. Aujourd’hui, ils n’en constituent que 15 %. De 405 en 1991, le nombre de décès à la suite d’une overdose est passé à 181 en 1999. "Le nombre de toxicomanes a diminué légèrement, ajoute Nicole Studzmann. Le nombre de ceux qui se sont affranchis de leur dépendance a même augmenté.

Aux Pays-Bas, les 16 sites d’injection fournissent, en plus de services psychologiques, des services d’aide à la recherche d’emploi et de réinsertion sociale. En Allemagne, la formule a également porté fruit. De 108 overdoses mortelles à Francfort en 1990, le chiffre est passé à 35 en 1998. Des irritants se sont aussi estompés: les vendeurs sont moins présents, les seringues à la traîne aussi. Des membres du groupe de Vancouver ont même visité de sites d’injection de Francfort tellement l’expérience y est profitable. "Le gouvernement s’en inspirera sûrement pour implanter des sites de façon effective ici", estime le docteur Palepu. En mai dernier, le premier centre légal d’injection d’héroïne a ouvert ses portes en Australie, à King Cross, un quartier chaud de Sydney. "Je ne verrais pas pourquoi on ne pourrait pas aussi expérimenter cette alternative", affirme Normand Senez.

Vox pop
Comme les piqueries demeurent illégales, l’initiative des sites d’injection se heurte aux lois actuelles et à la politique répressive menée jusqu’à maintenant par les autorités. En mai dernier, un haut gradé de la Gendarmerie Royale du Canada, Robert Lesser, a néanmoins déclaré que les sites d’injection supervisée devraient être considérés. Un changement de cap? "Il faut modifier la philosophie actuelle et accorder un espace légal aux organismes qui auraient la responsabilité des sites d’injection, estime Eugene Oscapella, membre du Canadian Foundation for Drug Policy, qui étudie les lois actuelles en matière de drogue. Présentement, nous envoyons des gens en prison au lieu de les aider concrètement. De plus, les UDI sont des problèmes sociaux, et non criminels. C’est pourquoi il faut changer les lois, ce qui risque de prendre bien du temps. Cela demande une collaboration des policiers, c’est évident." D’après Normand Senez, une trop grande présence policière pourrait toutefois dissuader les toxicomanes et, du coup, miner la crédibilité des piqueries.

Si les lois semblent difficiles à modifier, les citoyens, eux, s’avèrent tout aussi inflexibles. Des groupes de citoyens et de commerçants de Vancouver se sont farouchement opposés aux sites d’injection, prétextant qu’ils encourageraient la consommation de drogues et attireraient les toxicomanes de tout le pays. "Je suis conscient que cette question peut faire peur aux gens, souligne Ed McCurdy. Mais il faut voir que les bénéfices sont plus grands et que, si l’on attend, la situation empirera. Par contre, la majorité de la population du pays est derrière nous."

À Montréal, les sites risquent de recevoir un accueil mitigé, surtout si l’on se fie au vent de contestation qui avait suivi le simple déménagement de Cactus rue Saint-Hubert… "Je pense tout de même que la proportion de gens offusqués ne sera pas équivalent à la proportion de gens en faveur des sites, affirme Louis Letellier de Saint-Just. Et je crois qu’il faut oser, foncer. Je pense qu’il faut montrer à l’opposition les bons arguments, que ce service pourrait être un excellent complément à l’échange de seringues. D’ailleurs, avec l’expertise de Cactus, on pourrait même prendre en charge un site d’injection supervisée."

"Qui va vouloir d’un site d’injection à côté de son domicile? se demande Gilles Beauregard, directeur général de Spectre de rue. L’échange de seringues que nous faisons est déjà difficile à faire accepter. Imaginez la controverse avec des piqueries! C’est pourquoi je crois que les sites n’arriveront pas bientôt, malgré tous les avantages. Il faudra travailler à sensibiliser le public." Si les pays européens ont agi sur la base d’un fort consensus social, ce n’est donc pas encore le cas au Québec, selon les personnes interrogées.

"Malgré les épidémies de seringues souillées et toute l’indignation que cela a soulevé, les gens ne sont pas encore prêts, se désole Normand Senez. Pourquoi faut-il toujours 10 overdoses mortelles, 10 jeunes qui se suicident à l’héro et 2000 seringues souillées dans un parc pour que les gens allument? On sous-estime la problématique. Montréal est la dernière grande métropole naïve, car nous n’avons pas encore trop subi de conséquences néfastes. Mais si nous ne faisons rien, ça va arriver. Les gens n’ont pas encore assez perçu l’ampleur du phénomène. Si nous parvenons à persuader les gens, je suis sûr qu’ils embarqueront."

Et plus vite que l’on pense, peut-être. "La création des sites d’injection assistée n’est qu’une question de temps, conclut le docteur Anita Pelapu. Le gouvernement ne peut laisser mourir des gens de cette façon sans rien faire. Le projet est si avancé qu’il ne peut, à mon avis, faire marche arrière."