Droit de cité : Ultimatum
Société

Droit de cité : Ultimatum

"Mardi 9 h, a martelé Pierre Bourque. Mardi matin, ils devront avoir quitté les lieux." "Et comment allez-vous les évacuer", ont demandé les journalistes? "Mardi matin 9 h", s’est obstiné le maire.

De tels commentaires laissaient peu de place à la négociation. On voyait mal comment le maire pouvait de nouveau tricoter de reculons après autant de fermeté. Les squatteurs du Centre Préfontaine faisaient bel et bien face à un ultimatum.

La dernière fois que Pierre Bourque avait fait preuve de fermeté, c’était aussi en campagne électorale (tiens donc!), à propos de l’affaire des vignettes de stationnement en 1998. Sa soudaine main de fer dans un gant d’acier serti de studs, on s’en souvient, a coûté 2 millions $ aux contribuables montréalais, "scrappé" la vie d’une demi-douzaine de fonctionnaires; et les coupables de ce système frauduleux demeurent toujours inconnus.

Alors, imaginez qu’on n’allait pas manquer une autre réussite du genre.

Eh bien, à 9 h, mardi, on y était devant le Centre Préfontaine. Il ne s’est rien passé du tout. Les squatteurs étaient toujours sur place, sans bagages à la main. Aucun policier, aucun col bleu, aucun représentant de la Ville, ni le maire Bourque. Décidément, on n’a plus les ultimatums qu’on avait. Même pas un conseiller de l’opposition. Preuve que Gérald Tremblay a pris un contrôle absolu sur les forces de ladite opposition. Et peut-être aussi que les squatteurs n’ont pas la faveur de l’électorat: sinon, ils seraient des dizaines de candidats venus y investir du capital de sympathie!

Pourtant, la patience de la Ville semblait avoir atteint ses limites. Même le fonctionnaire chargé d’épauler les squatteurs, d’une compréhension étonnante à leur égard depuis le début, qui transpirait la bonne foi et la bonne volonté, en avait son truck. Difficile de lui donner tort quand on voit une chèvre paître rue Rachel. Bondance! Une chèvre! Et pourquoi pas une grosse Holstein et un cheval de trait?

La liste des récriminations contre leurs locataires indésirables s’étirait: vandalisme, alarmes de feu détruites, employés de la Ville chassés sous la menace d’une pioche, transformations dangereuses dans l’immeuble.

Moins de 24 heures avant l’heure H sonnée par Pierre Bourque, j’ai visité les lieux. En toute liberté ou presque, puisque deux étages de chambres étaient fermés à toute visite et gardés par une sentinelle plus unilingue que gorille.

De ce que j’ai vu, c’était relativement propre. Évidemment, quand on reçoit de la visite, on fait le ménage et on cache ses bobettes sales. Il y avait bien un mur défoncé, que les squatteurs n’ont pas cherché à cacher au public, comme pour témoigner qu’il fallait bien le démolir tant son état de pourriture constituait une menace à la santé des résidants. Les "travaux" les plus dommageables que j’aie pu constater, c’est de la peinture sur les vitres des portes menant aux différents étages.

Il y avait bien des graffitis également. Des milliers. Ça les regarde s’ils veulent vivre sous un pareil charabia. De toute façon, qu’importe ce que la Ville a comme dessein pour cet immeuble, la peinture était à refaire. Au moins deux bonnes couches de fond seront nécessaires tant les murs y sont défraîchis.

Dans une grande salle, où les squatteurs tenaient leurs réunions, des vestiges des âpres débats qui ont suivi leur emménagement sont encore visibles. Si Pierre Bourque se demandait pourquoi ils ne s’étaient toujours pas constitués en organisme sans but lucratif après cinq semaines, c’est que ça a pris tout ce temps juste pour décider s’ils devaient le faire. Les discussions chez les groupes anarchistes, en général, c’est long. Seulement pour désigner un secrétaire d’assemblée, ça peut prendre des heures. Quand ça va rondement. Parce que, parfois, il y en a qui rechignent sur la dénomination de "secrétaire", ça fait trop patriarcal, phallocrate et hiérarchisé. Pendant trois heures, ça va donc discutailler pour trouver une façon de nommer la personne qui prendra des notes, et celle qui sera désigné pour le faire devra se consulter elle-même pour savoir si elle le veut bien.

De retour à mardi. À midi, ce n’était toujours pas Oka. À midi trente, le maire a répété qu’ils devaient quitter, mais que l’armée demeurerait dans ses casernes. Pas de showdown en vue.

Au moment où j’allais partir, mon hurluberlu préféré de la campagne électorale de 1998 s’est pointé pour faire une offre aux squatteurs, une offre qu’ils ne pouvaient pas refuser: 1000 $ à chacun pour qu’ils fassent de l’air. Un total de 40 000 $ que Béranger Lessard sortait de sa poche. L’offre de cet ancien candidat pour Pierre Bourque sur le Plateau en 1998, qui s’était illustré par un passé plus ou moins convenable pour un candidat (sa défaite était une preuve que le système marche après tout), visait à sauver l’image de Montréal, parce que "c’est pas beau ce qui se passe là. C’est pas bon pour l’image de la Ville".

Tiens, ça rappelle les politiques de lutte aux chômeurs de certaines villes californiennes, où l’on paie les sans-emploi pour qu’ils déménagent en dehors des limites municipales. Ou encore d’autres, comme en banlieue de Vancouver, qui défraient les tickets d’autocar pour renvoyer les sans-abri au centre-ville. Que voulez-vous, la générosité n’a pas de prix. Et on convient que 40 000 $, c’est beaucoup d’argent pour un seul homme.