Société

Point critique

Je me souviens de ma surprise, il y a quelques mois, lorsque, consultant un palmarès des professions les plus admirées, je constatai que le métier de journaliste ne se classait pas si mal. Pessimiste de nature, je présumai cependant que critique, une spécialité qui n’était pas en lice, rejoindrait facilement les bas-fonds des professions, le métier de politicien.

Faut-il le rappeler, ces derniers sont de fieffés menteurs, qui n’ont que ce qu’ils méritent. Mais nous, critiques, qui ne disons que la vérité, mériterions-nous tant de haine?

Y a-t-il, vous dites-vous, métier plus facile que celui qui consiste simplement à écouter quelques disques, à lire quelques livres, à assister à quelques spectacles ou expositions? Vous avez bien raison. Tout le monde peut s’improviser critique. Plusieurs d’ailleurs ne s’en privent pas.

Si ce métier méconnu ne nécessite légalement rien d’autre qu’un ego protubérant, c’est peut-être parce qu’il s’agit rarement d’une activité praticable à plein temps. Sans quoi, poussé par sa déformation professionnelle, le critique se retrouverait vite seul, sans complice, sans collègue, sans ami. Qui voudrait jamais accompagner un critique en fonction, subir ce râleur professionnel, impénitent bavard au concert, au lit, aux toilettes? Personne. Maman me l’avait dit: "Cesse de toujours tout critiquer." Quitte à se retenir, le critique, tel un flic, avertit donc ses derniers amis et ses conquêtes: "Je suis en civil ce soir, chérie." Et ce n’est pas le seul moment où le métier de critique s’apparente à celui de gardien de la paix.

À l’instar de l’inspecteur Columbo, le critique essaie, malgré l’insistance du serveur, de ne pas boire pendant le service, fusse-t-il dans un bar, un dimanche à deux heures du matin, désespéré devant un troisième groupe de grunge merdique.

Et, tout comme le policier, le critique ne court que des risques calculés. S’il sait résister au venin distillé par quelques-uns de ses lecteurs et battre physiquement en retraite, il ne met que rarement sa vie en danger. Paul Piché, Claude Léveillée ou le capitaine No m’ont bien envoyé méchamment promener, ils ne m’ont jamais passé les orteils au chalumeau pour que je me rétracte. Et si son employeur daigne lui dresser un rempart de son corps, le critique peut alors exercer son métier sans subir les insidieux chantages à l’argent de ses victimes et des clients de son canard. Pour le reste, le rapport entre le lecteur et son critique a une réputation bien surfaite. Il y a des jours où même les insultes seraient bienvenues.

À l’inverse, le critique peut-il blesser? Assurément.

– La célèbre critique qu’opposa Sartre à Jean Genet eut pour conséquence de laisser ce dernier sans force et sans argent durant 10 ans. Genet n’alla jamais chercher sa légion d’honneur car il n’avait aucun dentier à se mettre sous la langue. On entretient encore des doutes sur les raisons qui poussèrent Emily Brontë au suicide.

– Pire, si la critique avait apprécié ses aquarelles, Hitler aurait-il envahi la Pologne? L’histoire ne le dit pas. Pas plus qu’elle n’a retenu le nom de ces critiques… fort influents qui, par les soirs de pleine lune, à l’ombre des miradors, durent regretter d’avoir confondu l’homme et l’oeuvre…

S’il aime parfois comparer ses notes et ne lève pas le nez devant un brin de solidarité, le critique, tel un Québécois en Floride, n’apprécie pas tellement de fréquenter couramment ses semblables, question de dépaysement… ou de honte. Oui, m’sieur-dame, y a-t-il moment plus honteux que d’entendre un collègue barbu s’extasier publiquement sur le dernier spectacle d’un Léo Ferré très diminué? Pire que d’entendre quelques "zentilles" miss dentifrice bien télégéniques galvauder à pleine bouche des expressions consacrées telles que "coup de coeur", afin de contourner leur incapacité à utiliser plus de 100 mots différents? Oui, il y a pire que tous ces gens si attachants: il y a ceux qui, tant qu’à prendre le risque de se planter, préfèrent puiser commentaires et critiques à même les communiqués des agences de pub ou s’approprier les citations d’autres confrères-critiques. Ces cannibales sont la honte de la petite entreprise. Je suis jaloux de leur immoralité…

Les gens qui parlent de ce qu’on connaît bien en parlent toujours mal, dit-on. J’entends une minorité silencieuse de musiciens, d’acteurs, de cinéastes, de peintres, d’écrivains, d’emmerdeurs, crier encore: "Mais de quel droit!" Ils ont, eux aussi, bien raison. Qu’il se lève, le critique qui ne se sent pas vaguement fumiste. Admettons qu’on nous demande bien peu d’autres choses que de savoir de quoi l’on parle. Connaître convenablement son sujet avant de monter aux barricades, voilà. Voilà qui permettrait de ne pas affirmer trop souvent que Marie Carmen a composé L’Aigle noir, que Brel était Français, que Bernard Derome est le frère de Gerry Boulet, que le rap francophone et Linda Lemay ont réinventé la chanson française. Voilà qui permettrait de se souvenir, plus largement, une chose en évoquant une autre, que cette humanité, depuis 15 000 ans, depuis Lascaux, a tout de même eu le temps d’émettre quelques gargouillements, assez significatifs pour influer sur toute critique des arts populaires contemporains.

Pour le reste, qu’importe… Mais, mais, laissez-moi quand même vous entretenir de notre sombre destin à nous, les coeurs purs. Les embarqués en classe économique vers le panthéon de la critique. Ce moment fatidique approche.

Déjà, le critique soupçonne que ses relations avec l’Art majuscule ne reposent plus que sur l’espace public dont il dispose. L’espèce d’exhibitionnisme superficiel de sa profession l’écoeure parfois. Il ose à peine s’imaginer vieillir en tenant la chronique de l’éphémère. Ethno-techno-banano-tripno-mandrax-hip-trip-chewy-bop… Il songe aux Marquises, à Gauguin, au père Lachaise à Morisson et à Piaf… À Sète et à Brassens… Soudain, sa conscience le trouble. A-t-il pris à la légère quelque artiste qui méritait son attention? Un Gauguin, un Morisson, une Piaf? Peut-être…

Le critique se déballe distraitement un disque futile gracieusement expédié comme une lettre de Toronto. À la cinquième chanson, il a soudain une petite révélation culturelle et s’empresse d’aller fumer autant de clopes afin d’atteindre un "état critique". Il caresse ensuite, de l’un de ses deux doigts valides, le clavier crasseux de son "micro-Bill Gates" et marmonne dans un sourire débile, avant de battre en retraite vers une pile de magazines: "Demain, son truc, je vais me le faire…"