Société

Bill Gifford : Bunker? Quel bunker?

Pendant que les New-Yorkais quittent la ville et courent s’abriter des gravats et de la poussière, les tactiques de protection du président américain et des principales instances gouvernementales et militaires demeurent élaborées dans le plus grand secret. Le journaliste américain Bill Gifford révèle, fort à propos, l’existence de l’un des plus imposants bunkers antinucléaires aux États-Unis.

Un homme éteint sa "souffleuse à feuilles" et détourne le regard vers la montagne qui s’élève derrière sa maison de campagne jaune, au bout d’un champ immaculé. Il vit ici depuis plus de 50 ans et, pendant tout ce temps, il jure n’avoir jamais cherché à savoir ce qui se trame à l’intérieur de cette montagne, ce qu’il y a de l’autre côté des avertissements interdisant l’accès à ce territoire, de l’autre côté des entrées bien gardées, des clôtures galvanisées garnies de fils de fer barbelés. Il ne s’est jamais réellement demandé ce que pouvaient être ces deux entrées de tunnel sous la montagne qu’il peut apercevoir de son balcon, ce que peuvent bien faire les hélicoptères qui survolent la zone à toute heure ou ce à quoi cette série d’antennes peut bien servir. Désolé, il n’en sait rien.

À l’intérieur de Raven Rock, nom de cette petite montagne à l’allure anodine, s’étend un vaste complexe souterrain qui devait, à l’origine, servir de lieu de rechange pour le Pentagone – ainsi que d’abri pour le président – en cas de guerre nucléaire. À cheval sur la frontière séparant le Maryland et la Pennsylvanie et situé dans la petite chaîne de montagnes Catoctin, Raven Rock est à 20 kilomètres de Gettysburg, à 104 kilomètres de Washington et à environ 10 kilomètres de Camp David. Connu officiellement comme le Centre de Communications Alternatif, ce Pentagone souterrain a été construit au début des années 50, et depuis, attend qu’arrive la fin du monde.

Le vieil homme pose ses yeux sur sa "souffleuse à feuilles". "Tout le monde sait à propos du trou dans la colline, dit-il, ce n’est pas un secret, mais ça pourrait l’être pour des gens qui ne sont pas du coin."

À l’extérieur de la région immédiate, le Site R, tel que l’appellent les résidants aux alentours, est pratiquement inconnu comparativement aux trois autres bunkers-clefs de la guerre froide. Le plus connu est Cheyenne Mountain, chef-lieu de NORAD, tout juste à l’extérieur de Colorado Springs. Il y a ensuite Mount Weather, la retraite nucléaire de la bureaucratie fédérale, dissimulée dans les monts Blue Ridge de Virginie; son existence a d’ailleurs été révélée par accident lorsque s’y est écrasé un avion de passagers dans les années 70. Le Congrès avait lui aussi sa cachette souterraine, un complexe relativement luxueux situé sous le domaine Greenbrier en Virginie Ouest, mais lorsque le Washington Post a révélé son existence en 1992, c’est un Congrès plutôt embarrassé qui l’a littéralement rangé dans les boules à mites.

Jouer à l’autruche
Seul le Site R demeure à l’abri des projecteurs. Les habitants de la région et l’armée font des pieds et des mains pour conserver cet anonymat (les militaires ne permettent aucune visite des lieux ni ne donnent d’information au sujet du site). Malgré qu’il existe une page Web produite par la Federation of American Scientists incluant une carte complète des tunnels, les résidants de la région prennent toujours très au sérieux le statut top secret de l’endroit. Un autre vieillard dont la propriété est délimitée par la clôture de huit pieds du Site R continue impassiblement de cirer son camion alors que je le questionne. Finalement, il marmonne: "Ils ne laissent pas sortir grand-chose d’ici". Plus bas sur la route, une femme dans une boutique avoue que son ex-mari fut un policier militaire dont le travail exact était d’assurer la sécurité du site. La femme aurait alors eu la chance de visiter l’établissement en compagnie de membres des familles d’autres soldats affectés à cette base, mais elle ne divulguera rien de ce qu’elle a vu. "Nous avons dû marcher et marcher" est tout ce qu’elle révèle, refusant ensuite de donner son nom. "Je n’ose pas imaginer ce que le gouvernement me ferait si je vous disais quoi que ce soit", dit-elle.

Dans les années 50, alors que le gouvernement en était à monter la structure de la base, presque tout le monde dans la région y travaillait. Un de ces travailleurs était Gene Bowman. Maintenant âgé de 68 ans, il vit tout juste aux abords de l’entrée ouest du complexe. Alors qu’il n’avait que 17 ans, en 1950, Bowman était payé 1,35 $ l’heure pour creuser son chemin dans le granit ultra-résistant qui faisait de Raven Rock le site idéal pour un bunker souterrain à l’abri des bombes.

Les habitants du coin, naturellement suspicieux à l’endroit des étrangers, ont jalousement gardé le secret entourant l’entreprise. "Ils ont seulement dit qu’ils construisaient un tunnel, raconte Bowman, personne n’était vraiment intéressé par ce qu’ils y faisaient". À quoi ressemblaient ces tunnels? "C’est exactement comme une ville à l’intérieur, dit-il, des rues et tout. Et ils doivent pomper l’air de l’extérieur." Bien que les résidants demeurent discrets et ne donnent que peu de détails, un second site Internet indique que le bunker peut accueillir 3000 personnes. L’endroit à vocation militaire dissimule aussi des appartements présidentiels qui, selon le site, n’auraient pas changé d’un poil en 40 ans, incluant le savon.

Et même si quelques bribes d’information sont désormais disponibles, à l’époque de la guerre froide, le secret entourant de cette base était d’une importance capitale. "Réussir à la localiser était l’un des buts principaux des services secrets soviétiques au début des années 60", raconte John Pike, chargé de projet de la Federation of American Scientists.

Banlieue rouge
Dès le début des années 70, les Soviétiques détenaient désormais suffisamment de têtes nucléaires assez puissantes pour réduire Raven Rock en poussière, à condition qu’ils en connaissent la position géographique. Dès lors, la fonction du Site R est passée, selon Pike, de bunker à garage utilisé afin d’accueillir les unités de communications mobiles devant se déployer en régions éloignées en cas de guerre ou autre désastre afin d’assurer le continuité des opérations gouvernementales.

Quand s’est terminée l’ère de la guerre froide, cette seconde fonction de Raven Rock se faisait, elle aussi, de moins en moins importante. Le Site R a mis fin à son statut "d’alerte permanente" en 1992 et le Fort Ritchie, dont la principale fonction était d’alimenter le Site R, fut fermé en 1998. Pourtant, tous les jours de la semaine, des véhicules entrent dans le site par l’entrée de Harbaugh Valley Road: soldats, électriciens et camionneurs transportant des ampoules à la tonne. Et les habitants du coin respectent toujours le code du silence.

Claude Gladhill, 79 ans, vit depuis 53 ans sur le flanc de la montagne de Raven Rock; le gouvernement a saisi une partie de sa terre familiale au profit du complexe. Aujourd’hui, son fils Ralph travaille au Site R. Il me montre une photographie de Ralph accompagné d’un chevreuil tué à l’intérieur du périmètre de sécurité.

Mais sait-il ce que son fils fait à l’intérieur du Site R? "Il y a certaines choses qu’il peut me dire, d’autres pas, dit Gladhill, je préfère ne rien demander."