![Esclavagisme: réparer les torts du passé : L'histoire, une grosse tirelire?](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10242_1;1920x768.jpg)
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Esclavagisme: réparer les torts du passé : L’histoire, une grosse tirelire?
Les États-Unis devraient-ils accorder réparation aux descendants des esclaves noirs? Les pays européens devraient-ils faire la même chose pour les Africains qui ont vécu sous un colonialisme arbitraire? C’est ce qu’estiment de plus en plus de groupes qui réclament justice. Faudrait-il réparer les torts du passé?
Tommy Chouinard
Sans surprise, la traite des Noirs et l’esclavage se sont transformés en sujets de polémique à la conférence de l’ONU contre le racisme, qui s’est tenue la semaine dernière à Durban, en Afrique du Sud. Si tout le monde (10 000 participants provenant de 153 pays) était unanime quant à la condamnation de cette pratique inhumaine, bien peu s’entendaient sur la façon de discuter de l’esclavage tel que pratiqué (et surtout subi) dans le passé.
La conférence fut ainsi le théâtre d’un combat âprement disputé entre les pays occidentaux et africains appuyés par plusieurs ONG. Les premiers, en bons princes, voulaient condamner l’esclavage, mais sans faire d’excuses sur le recours qu’ils en ont fait dans le passé (des regrets, tout au plus); excuses qui pourraient ouvrir la voie à d’infinies poursuites judiciaires de victimes afin de recevoir des indemnisations. Les seconds, à quelques exceptions près, voulaient remettre le passé à l’ordre du jour, recevoir des excuses claires et obtenir réparation. Deux solitudes. Résultat: la déclaration finale de la conférence mentionne uniquement le fait que la traite des esclaves et l’esclavage sont "des crimes contre l’humanité" qui "auraient toujours dû être considérés ainsi". Pas plus.
Plusieurs en voulaient pourtant plus. Beaucoup plus. À commencer par le groupe britannique Africa Reparations Movement (ARM) et le groupe américain National Coalition of Blacks for Reparations in America (NCOBRA), qui prenaient tous deux part à la conférence. Ces groupes, qui réunissent des milliers de membres, font partie de ceux (de plus en plus nombreux, d’ailleurs) qui militent afin de réclamer réparation aux pays européens pour leur colonialisme qui a jeté l’Afrique dans la misère et, aussi, aux États-Unis pour l’esclavagisme imposé à la population noire. "J’ai refusé de me rendre à la conférence sur le racisme, déclare Richard Brock, un avocat de Washington et coordonnateur du Self Determination Committee qui milite en faveur de réparations destinées aux descendants d’esclaves noirs américains. Nous ne voulons pas que les pays responsables regrettent: nous voulons qu’ils prennent leurs responsabilités. Mais ils ne veulent rien faire. S’ils s’excusent, ils savent qu’ils devront payer. Mais, à mon sens, ils devront le faire. C’est inévitable."
Une dette?
Si l’Afrique s’enfonce autant dans la misère, c’est en raison du colonialisme des pays européens qui a longtemps prévalu sur le territoire. Du moins, c’est ce qu’estime l’Africa Reparations Movement, qui tente de trouver une façon de poursuivre les pays colonisateurs. La logique est simple: ces pays ont drainé les ressources du continent et se sont enrichis grâce au colonialisme et aux dépens des Africains. Ils doivent donc payer. Pour le groupe, non seulement la dette des pays du tiers-monde devrait être effacée, mais il devrait y avoir plus d’aide consentie par les pays étrangers afin de rendre le continent plus autonome.
Aux États-Unis, le groupe NCOBRA et l’avocat Robert Brock font sensiblement la même réflexion que l’ARM. NCOBRA désire que les descendants d’esclaves noirs obtiennent réparation pour le sort qui a été réservé à leurs ancêtres, même s’ils n’ont pas eux-mêmes subi l’esclavage. "Les conditions difficiles que plusieurs Afro-Américains vivent en ce moment aux États-Unis sont directement liées au régime esclavagiste enduré par leurs ancêtres il y a des années, croit Brock. S’il y a un fossé entre la condition des descendants et le reste de la société, c’est à cause de l’esclavagisme. C’est pourquoi il faut indemniser ces gens."
En 1865, les esclaves avaient pourtant obtenu la liberté et la promesse d’être indemnisé avec précisément 40 acres et une mule. Jamais l’engagement n’a été tenu. Tant et si bien qu’en termes comptables (donc avec les "intérêts"), Robert Brock réclame aujourd’hui 500 000 dollars US par descendant d’esclaves noirs. Ils seraient plus de 25 millions. Calcul fait, la facture s’élève à une somme pour le moins exorbitante. Facile alors de comprendre pourquoi le gouvernement refuse de formuler des excuses claires et de discuter de ce sujet… Un groupe d’avocats mené par John Cochran (avocat d’O.J. Simpson) s’apprête néanmoins à intenter un recours collectif au nom des descendants, surtout depuis que les délits d’esclavage commencent à être pris de plus en plus au sérieux aux États-Unis.
Des critiques de ces possibles actions en justice se posent la même question: ne viennent-elles pas trop tard? Après tout, l’esclavage a été aboli il y a près de 140 ans aux États-Unis et les pratiques du colonialisme sont disparues. "Il n’est pas trop tard, estime Richard Brock. Les Afro-Américains commencent seulement à avoir les mêmes droits que tout le monde. Et le colonialisme s’est terminé il y a à peine 30 ans en Afrique. Je pense que c’est simplement le temps. Je crois aussi que c’est un devoir de descendants de demander justice pour ce que les ancêtres ont subi."
N’empêche, des détracteurs, comme l’auteur américain David Horowitz (voir encadré), estiment que les générations actuelles ne devraient pas être tenues pour responsables de l’esclavage et payer pour les torts de leurs ancêtres. "Les gains économiques, politiques et sociaux sont le résultat d’un enrichissement effectué sur le dos et aux dépens du peuple africain, indique Robert Brock. Les États-Unis sont devenus riches en exploitant des gens: on veut donc reprendre notre argent, réclamer ce qui nous est dû."
Un précédent
Pour appuyer leurs demandes, les groupes pro-réparation disposent d’exemples d’autres compensations survenues récemment, compensations qui avaient pourtant été rejetées par le passé. Par exemple, les États-Unis ont versé 1,2 milliard de dollars aux Japonais internés dans des camps de travail durant la Seconde Guerre mondiale; et l’Autriche a versé 25 millions aux survivants de l’Holocauste. Ces indemnisations sont applaudies par à peu près tout le monde. Par contre, les montants sont tous perçus par des gens qui sont toujours en vie ou par leur famille immédiate, et non par leur descendance. Voilà le principal point d’achoppement dans cette affaire.
"J’ai énormément de difficulté à croire qu’il puisse y avoir un recours en justice pour des descendants d’esclaves, estime Robert Kouri, vice-doyen de la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Le préjudice a été commis à leurs ancêtres, pas à eux." Selon lui, "la seule option est de prouver que la condition dans laquelle une personne vit présentement est due à ce qui a été imposé par le passé. Il faut prouver que j’ai hérité de conditions défavorables." Pour Robert Brock, ces distinctions sont futiles.
Obtenir réparation pour des actes historiques, qui n’étaient pas illégaux au moment où ils furent commis, n’est pas permis en droit international. Des critiques comme David Horowitz estiment que réparer un tort du passé pourrait créer un précédent et ouvrir la voie à une multitude de poursuites partout dans le monde. L’histoire pourrait alors, estime-t-on, devenir une immense tirelire. Y a-t-il effectivement une limite? "Dans n’importe quel pays, un groupe a été lésé dans le passé d’une façon ou d’une autre, affirme Robert Kouri. Faudra-t-il se rendre en litige dans tous les cas pour des événements survenus il y a des centaines d’années?"
Des réparations inutiles?
L’auteur conservateur américain David Horowitz se fait le critique des partisans des réparations pour les descendants d’esclaves noirs. Selon lui, les réparations ont déjà été payées. Les Noirs bénéficient entre autres de programmes qui leur donnent des avantages, notamment à l’embauche.
Selon lui, dans un article publié dans le webzine Front Page Magazine, aucun groupe en particulier n’est clairement responsable de l’esclavage. Aucun groupe n’a exclusivement bénéficié des fruits de l’esclavage. Ces faits lui font dire que toute action en justice serait difficilement défendable.
D’après Horowitz, une minorité de Blancs ont soumis des Noirs à l’esclavage, alors que plusieurs ont combattu et même donné leur vie pour les libérer. Pourquoi faire payer tout le monde? se demande-t-il. Une affaire à suivre.