Antoine Sfeir : Une guerre de civilisations?
La forte charge émotive dégagée par les événements du 11 septembre est peut-être en voie d’accentuer de périlleux clivages. Pour plusieurs se dessine déjà en filigrane un conflit de civilisations. Voilà surtout le discours à éviter, croit un spécialiste du Moyen-Orient, pour qui l’essentiel est de garder la tête froide.
Interlocuteur de premier plan lorsqu’il est question de la problématique du monde arabe, Antoine Sfeir est directeur de rédaction au journal Les Cahiers de l’Orient à Paris. Bien qu’il soit extrêmement sollicité par les temps qui courent, nous sommes tout de même parvenus, après de longs efforts, à le rejoindre dans la capitale française, entre deux séances de télévision.
N’y avait-il pas de fortes tensions qui couvaient pour provoquer un tel assaut?
"Bien sûr. Il y a des origines à cela, c’était très logique et attendu. En réalité, les États-Unis se sont enfermés eux-mêmes dans une quadrature du cercle en soutenant l’Arabie Saoudite et le Pakistan, qui eux-mêmes soutiennent les talibans, qui eux protègent Ben Laden, qui lui fut, de surcroît, formé et entraîné pendant 10 ans par les Américains… Les États-Unis se doivent aussi aujourd’hui de réévaluer la totalité de leur politique étrangère au Moyen-Orient."
Bush s’en va en guerre. Est-ce possible que pour les islamistes, l’attentat marque également le véritable début du djihad, de la guerre sainte de l’islam contre l’Occident?
"C’est l’objectif ultime des islamistes de faire croire à une guerre des civilisations. Mais ils oublient totalement ce que certains pays tel l’Arabie Saoudite font aux pays musulmans d’Afrique noire en les traitant comme des esclaves. Ils ont ainsi tout intérêt à faire croire que le seul clivage qui existe est entre l’islam et l’Occident."
Les islamistes, qui sont des radicaux, tiennent donc un discours trompeur sur l’unité du monde islamique…
"Oui, ce qui fait qu’il y a un grand danger en ce moment de tout amalgamer. De confondre Arabes, musulmans, musulmans noirs, musulmans islamistes, etc. C’est contre cela aussi qu’il faut expressément lutter afin de ne pas tomber dans le panneau de la guerre des civilisations. Aujourd’hui, on est encore sous le choc émotif et on entre dans les simplifications. Si vous êtes basané, on vous vise."
Depuis la chute de l’Union soviétique et la guerre du Golfe en 1991 a émergé ce que certains appellent le "nouvel ordre mondial". Qu’est-ce que cela a entraîné?
"C’est précisément avec la guerre du Golfe qu’a commencé, pour plusieurs, cette guerre de cultures, sinon de civilisations. On a alors dépeint Saddam Hussein comme Satan mais aussi comme le représentant d’une pseudo-civilisation islamique, alors que l’Irak est, sinon laïque, à tout le moins séculier. Aujourd’hui, il y a des forces qui veulent pousser plus loin cette logique, dont Ben Laden. Celui-ci et les islamistes croient à tort que l’islam est universel et qu’ainsi toute l’humanité doit y adhérer, sinon c’est la guerre. À preuve, l’attentat de New York qui n’a rien à voir sur le plan logique avec les attentats des années 1970, où on détournait un avion pour satisfaire des revendications nationalistes précises. En ce moment, il n’y a pas de revendications précises, on s’attaque à l’Amérique et à la civilisation occidentale. Et si on entre dans ce jeu, dans ce piège de la guerre des mondes, on est foutu. Ce qui m’inquiète, c’est que l’on s’accommode fort bien de cette logique présentement dans le monde anglo-saxon. Les écrits du professeur de Harvard, Samuel Huntington, qui prônent ces thèses, reviennent en force. Cela est extrêmement dangereux."
Ne croyez-vous pas tout de même, comme plusieurs analystes, que l’on assiste à une sorte de brisure sur le plan des relations internationales?
"S’il y a une brisure, comme je vous le disais, elle n’implique pas principalement l’islam contre l’Occident. La fracture essentielle demeure quoi qu’on en dise entre les riches et les pauvres. En ce moment, 10 % des pays du monde possèdent 90 % de la richesse. Plus frappant encore est le clivage au sein du monde arabo-islamique, où 10 % de la population possède 90 % de la richesse. La vraie fracture est à la fois à l’intérieur du monde islamique et entre les pays industrialisés. Il n’existe donc pas d’islam uni et indivisible, pas plus qu’il n’existe un monde occidental parfaitement homogène. Les deux univers sont pluriels, multiples, avec des composantes divergentes sur des points importants. On doit donc savoir que personne ne peut prétendre parler au nom de l’islam, surtout pas Ben Laden."
La tragédie forcera-t-elle effectivement les Américains à revoir leurs engagements dans le conflit israélo-palestinien?
"Je l’espère. Colin Powell aurait fait pression pour que la rencontre entre Peres et Arafat ait lieu. En ce moment, la crainte des Palestiniens est que les Américains donnent carte blanche à Israël pour tout nettoyer. L’administration Bush était jusqu’ici totalement immobile mais, qui sait, peut-être qu’un choc comme nous l’avons vécu le 11 septembre conduira à des miracles…"
Quelle forme pourrait prendre la riposte américaine?
"Je n’ai pas envie de jouer au prophète, mais je crains que les États-Unis ne se sentent obligés par leur opinion publique de taper vite et fort au risque de taper faux. Si demain Bush déclenche des bombardements de populations civiles, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs, Ben Laden aura beau jeu de dire: "C’est ce que je vous disais. Ils nous attaquent en tant que musulmans." Et il aura gagné."
Sans parler d’une troisième guerre mondiale… Comment et à quelles conditions éviter une escalade dangereuse?
"Il faudra, pour éviter des ravages, gérer le succès que pourrait avoir Ben Laden avec des slogans du genre: "Moi, Ben Laden, j’ai réussi là où les États-nation ont échoué dans la lutte contre l’impérialisme." Tout d’abord, au plan politique, on doit éviter de tout confondre et de prendre à partie les musulmans qui ne se reconnaissent pas dans cet attentat. Certes, il faut aussi rassurer l’opinion publique et se renseigner à fond sur ces mouvements islamistes et sur l’islam en particulier. Aussi, les États-Unis tiennent en ce moment un discours manichéen, à propos d’un conflit entre le bien et le mal du style: "Celui qui n’est pas avec moi est contre moi" et c’est très nocif. Ils doivent surtout se souvenir qu’ils se sont enfermés dans cette quadrature du cercle et ils doivent agir en conséquence."
Comment entrevoyez-vous la suite?
"Je suis optimiste pour le processus de paix dans le conflit israélo-palestinien car cela permettra aux États-Unis d’être réellement présents. Je suis inversement moins optimiste pour l’avenir des pays arabes qui sont déjà marginalisés et qui pourraient l’être davantage."