Comment contrer le terrorisme? : Un ennemi différent
Société

Comment contrer le terrorisme? : Un ennemi différent

L’attentat commis aux États-Unis révèle les lacunes du contre-terrorisme. Selon l’institut de recherche américain Rand, le pays est en retard en la matière et on le répète depuis des années. À quand une véritable stratégie contre le terrorisme en plein mutation?

Face aux attentats commis aux États-Unis et à un scénario tant redouté, les membres du think tank américain Rand n’ont eu d’autre choix que de hocher la tête et de baisser les bras. En signe de tristesse, certes, mais aussi et surtout par dépit. Par dépit, car tous les spécialistes de la division vouée à l’étude du terrorisme dans cet institut de recherche ont répété à cor et à cri depuis des années qu’un événement du genre allait survenir, que les États-Unis n’étaient pas prêts à affronter une telle éventualité et qu’il fallait à tout le moins prévenir le pire. En vain. Leurs appels réitérés sont restés sans écho.

Dans des discours et des écrits qui frisent la prédiction, voire la prophétie, le directeur du bureau de Washington, Bruce Hoffman, et ses acolytes brandissaient au cours des dernières années les risques de la menace terroriste devant des commissions et des comités gouvernementaux de toutes sortes. "On nous prenait un peu pour des alarmistes", lance aujourd’hui Hoffman, auteur de nombreux ouvrages dont le très acclamé Inside Terrorism (1998).

Devant le sous-comité national sur la sécurité et les relations internationales, tenu plus tôt cette année, Bruce Hoffman allait jusqu’à affirmer dans son témoignage: "L’établissement d’une politique efficace est plus qu’une question de budgets et d’effectifs accrus. Il exige que l’on se concentre davantage sur le problème pour mieux le comprendre (…) et développer une stratégie nationale. Le développement d’une telle stratégie n’est pas un simple exercice intellectuel mais la base d’une politique efficace de lutte contre le terrorisme. Dans le passé, les efforts entrepris par d’autres pays démocratiques qui ont ignoré ce principe ont souvent échoué et n’ont eu qu’un effet éphémère et insignifiant, voire contre-productif, sur la menace terroriste. (…) Actuellement, l’étude du terrorisme est un fouillis qui ne s’insère pas dans une évaluation complète."

Devant la Commission Gilmore sur le terrorisme, il recommandait également "une meilleure coordination des services de renseignement et de sécurité". Une position convaincante aujourd’hui, mais négligée hier. Certes, quelques gestes ont été posés par le gouvernement sous l’administration Clinton, notamment la hausse du pouvoir des autorités judiciaires (et non celui des services de sécurité, déplore Rand). Mais sans plus. Pas de plan, ni même de stratégie globale pour revoir les façons de faire du contre-terrorisme, selon Rand.

À la lumière des récents événements, Bruce Hoffman estime qu’il aurait fallu faire plus. Beaucoup plus. N’empêche, l’organisation Rand reste optimiste et milite cette fois pour éviter la répétition d’une telle catastrophe. Aussi ardue soit la tâche, comme l’estime la grande majorité des spécialistes. "Nous voulons que la problématique soit maintenant regardée en face, et nous souhaitons un débat national à ce sujet", précise-t-il avant d’interrompre la conversation et laisser ses collègues répondre aux questions suivantes. Sollicitations multiples obligent. On le comprend, surtout en sachant que ses bureaux sont situés à deux pas du Pentagone. Ou de ce qui en reste…

ennemi en mutation
Les États-Unis étaient pourtant vus jusque-là comme une contrée relativement isolée, dépourvue de menaces extérieures imminentes, à l’abri des terreaux plus fertiles en violence. Une forteresse imprenable, quoi. Voilà l’erreur fatale commise par le gouvernement, selon Rand. "Les attentats ne font que souligner la faiblesse et la vulnérabilité du pays face au terrorisme international, affirme David Brannan, expert en terrorisme à l’emploi du Rand. Des attaques à l’intérieur de ses frontières sont difficiles à contrer, encore plus quand l’attaque se dirige vers des civils. Jamais les États-Unis n’ont pensé avoir à affronter cela, et surtout pas un coup qui se planifie en grande partie ici, à l’intérieur même des frontières."

Une profonde révision est maintenant de mise, à l’aune du récent attentat et des nouvelles tangentes qu’emprunte le terrorisme international. "Il s’agit d’une réflexion obligée, car la menace est sous-estimée et incomprise." Tellement "sous-estimée et incomprise" que même le centre de commande d’urgence de New York était situé au World Trade Center (!) et que le Pentagone, haut lieu de l’intelligence militaire, s’est transformé en cible facile… Éventualité que l’organisation Rand avait même négligée. Comme quoi les experts se sont aussi avérés, en partie du moins, confondus.

"Le peuple américain doit savoir que nous sommes confrontés à un ennemi différent de tout ce que nous avons jamais connu." Le président des États-Unis, George W. Bush, ne pensait pas si bien dire, une fois le mal fait et constaté. Selon les membres de Rand, sans jamais se l’être avoué, le pays (et même le monde) est aux prises depuis une dizaine d’années avec un terrorisme en pleine mutation. "Les groupes terroristes sont plus éclatés et répandus, affirme Brannan. Ils sont décentralisés, c’est ce qui fait leur force."

La montée du terrorisme n’est pas négligeable, et le recrutement se déroule même assez rondement. "Les inégalités entraînent avec elles une foule de laissés-pour-compte, souligne Brannan. L’antiaméricanisme est alors exploité pour exacerber les passions. En fait, Oussama ben Laden n’est que le violent catalyseur d’un malaise plus répandu qu’on ne le pense."

Manque de stratégie
Plusieurs critiques, dont fait partie dans une certaine mesure l’organisation Rand, ont dénoncé les services secrets et militaires pour avoir failli à leurs tâches. "Ils savaient que quelque chose se tramait sans jamais avoir pris les signaux au sérieux", affirme David Brannan. Un acte prémonitoire est pourtant survenu en 1993 également au World Trade Center, sans avoir occasionné autant de dégâts. "Les terroristes innovent plus vite que ceux qui tentent de les combattre, affirme-t-il. Le terrorisme a changé, surtout depuis, mais pas les services de renseignements."

Pour mettre en évidence la désuétude de certaines pratiques, Brannan prend pour exemple le retard du contre-terrorisme. "La CIA ne dispose pas d’agents arabophones, ni même de taupes sur le terrain, indique-t-il. Pourtant, infiltrer un groupe est la seule façon d’en savoir plus sur lui. Il faut engager des gens pour cela. Rien n’est fait en ce sens. On a un excellent réseau de satellites et une quincaillerie absolument incroyable, mais personne n’agit sur le terrain. C’est pourquoi des couteaux suffisent aux terroristes pour nous attaquer. On est déconnectés de la réalité. Comment voulez-vous les connaître et les contrer, alors?"

Selon lui, des carences logistiques flagrantes persistent et montrent bien le manque de stratégie des différents services. "Des douzaines d’agences et d’organisations aux États-Unis sont destinées au terrorisme et à la défense. Il n’y a rien pour les coordonner. Il y a des recoupements énormes. D’un autre côté, je ne les blâme pas: ce sont les politiques des autorités qui doivent changer." Pour lui, les quelque 300 milliards de dollars dépensés par année en défense aux États-Unis ne tiennent pas assez compte des "nouveaux ennemis". Sur ce montant, seulement 10 milliards de dollars sont destinés au terrorisme, une somme inadéquate selon Brannan.

D’après l’expert, dans la tête des plus hauts dirigeants subsiste une logique dépassée: celle d’une menace interétatique traditionnelle. "Je dirais même une logique de guerre froide", précise-t-il. Exemple par excellence: le bouclier antimissile, un projet militaire au coût faramineux de 60 milliards de dollars, qui protégerait de tout (d’une attaque nucléaire, surtout), sauf de ce qui semble le plus menaçant actuellement. "Il faut oublier le passé et retirer les réflexes qui y appartiennent, croit Brannan. Cette fois, l’ennemi n’est pas tant un État ou même un groupe, c’est une situation: les inégalités qui causent un ressentiment antiaméricain, les USA étant vus comme la source des problèmes puisque le pays établit les nouvelles règles du jeu internationales. Alors, si un groupe de gens sent qu’on ne les écoute pas, il vise les États-Unis pour se faire entendre. Les terroristes ne peuvent se battre contre des armées, par conséquent ils attaquent des points faibles: les civils."

Que faire?
"Nous éradiquerons le terrorisme", a affirmé Bush. Est-ce possible? D’aucuns prévoient la disparition définitive du phénomène. "Une réponse militaire est nécessaire, c’est juste. Mais la force n’est pas la seule solution. Si on agit seulement ainsi, on couvre une fissure en attendant la prochaine brèche. Tout comme la menace, la réponse doit être très différente. Les États-Unis ont répondu jusqu’à ce jour au terrorisme par des sanctions économiques et par la force militaire. Mais cela n’atteint que les pays qui abritent les terroristes. On ne vise pas le coeur du problème."

Après tout, les terroristes qui préoccupent présentement les États-Unis sont prêts à mourir. "Leur rang sera toujours renouvelé à moins de s’attaquer à la base du problème." Or, quelle est-elle, cette base? "Si on veut être les gendarmes du monde, il faut en prendre les responsabilités, affirme-t-il. Il faut aussi se battre contre une plus grande justice, comme on se bat pour plus d’échanges internationaux."

D’ici là, tous s’entendent pour dire que les États-Unis doivent mieux assurer la sécurité intérieure. Mais comment? Budgets supplémentaires pour la défense, mesures de sécurité plus sévères ou étanchéité des frontières? "Il ne faut pas oublier que la vulnérabilité existera toujours, conclut David Brannan. Mais il faut prendre des moyens quand même. On entend des gens qui veulent plus, beaucoup plus de sécurité. Aussi bien vivre alors dans le totalitarisme! La sécurité intérieure doit être revue: on a pensé au bioterrorisme, à cause de l’incident survenu dans le métro de Tokyo, mais nos mesures de sécurité dans les aéroports datent de 20 ans. On voit ce que cela a donné…"