![Document d'archives: The Nation, 21 septembre 1998 : Entretien avec Oussama ben Laden](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10344_1;1920x768.jpg)
![Document d'archives: The Nation, 21 septembre 1998 : Entretien avec Oussama ben Laden](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10344_1;1920x768.jpg)
Document d’archives: The Nation, 21 septembre 1998 : Entretien avec Oussama ben Laden
Journaliste pour The Nation, Robert Fisk dresse un portrait concis de l’ennemi public numéro un du moment: OUSSAMA BEN LADEN. S’appuyant sur ses rencontres avec cette incarnation de l’opposition moyen-orientale à l’hégémonie occidentale, le journaliste met en relief les motivations et les antécédents de cet implacable religieux qui, depuis de nombreuses années, met en échec les services secrets américains.
Robert Fisk, The Nation Traduction: David Desjardins
La dernière fois que j’ai vu Oussama ben Laden, nous étions sous une tente dans un camp en pleine montagne, en Afghanistan, l’année dernière. À quelques mètres de nous, un abri antiattaque aérienne datant de l’époque à laquelle Ben Laden combattait l’armée soviétique, mais pouvant aussi résister aux missiles Cruise. Ben Laden était entré dans la tente vêtu de son costume blanc, m’avait serré la main et s’était assis sur le tapis face à moi, puis avait remarqué que je transportais avec moi les derniers quotidiens de Beyrouth. S’en emparant, il en avait consulté les pages pendant au moins une demi-heure, alors que l’un de ses soldats mujahedeen, habillé à la manière afghane, tenait une lampe à l’huile au-dessus des journaux.
Alors que j’étais assis à observer l’homme qui avait déclaré la "guerre sainte" aux États-Unis l’année précédente – l’homme qui est supposément le cerveau du terrorisme international – je remarquai qu’il ne semblait pas en savoir long à propos de ce monde qu’il était sensé terroriser. Saoudien entretenant un mépris certain envers les dirigeants de son propre pays, il m’avait déclaré lors d’une rencontre précédente en 1996: "Si libérer mon pays est considéré comme du terrorisme, il s’agit d’un grand honneur pour moi."
Mais pas aussi grand que l’honneur accordé par le président Clinton, un mois avant notre rencontre. "Ennemi public numéro un de l’Amérique", la description infantile de Ben Laden par Clinton devait certainement plaire à un homme dont la vision simpliste du monde est aussi politiquement naïve que dangereuse. L’an dernier, sur le toit de cette montagne couverte de neige, Ben Laden semblait être un personnage isolé, seul, plutôt ignoré par une Amérique toujours obsédée par le "méchant" Saddam Hussein.
Clinton avait changé la donne. En octroyant à Ben Laden ce nouveau titre, il a offert au dissident saoudien ce qu’il souhaitait: la position reconnue d’ennemi le plus puissant de la "corruption" occidentale, le chef de toute la résistance contre les politiques américaines au Moyen-Orient.
Il serait amusant, s’il ne s’agissait pas d’une situation aussi tragique, d’observer les États-Unis traiter ses ennemis comme s’il s’agissait de bandits de Hollywood. Oliver North a fait du tueur palestinien Abu Nidal l’ennemi numéro un de l’Amérique; Saddam fut comparé à Hitler alors qu’il vénérait en fait la mémoire de Staline. Auparavant, alors que Saddam travaillait pour nous à envahir l’Iran, nous imposions une image tout à fait démoniaque de l’ayatollah Khomeiny. Muammar el-Qaddafi était décrit par Ronald Reagan comme "le chien fou du Moyen-Orient"; même Yasser Arafat était considéré comme un super-terroriste jusqu’à ce que son appui à Saddam Hussein, après l’invasion du Koweït, ne le force à entreprendre le processus de paix avec Israël.
Je doute qu’Oussama ben Laden comprenne la hiérarchie des figures emblématiques du mal aux États-Unis, et s’il comprenait, s’en ferait-il réellement avec ça? Le conflit afghan contre les Soviétiques a moulé l’homme, lui a appris le sens profond de sa religion, l’a fait réfléchir. "Ce que j’ai vécu en deux ans là-bas, m’a-t-il dit, je n’aurais pu le vivre en 100 ans ailleurs." Lorsqu’il s’est présenté, accompagné de 9000 soldats arabes, afin de supporter les Afghans dans leur conflit les opposant aux Soviétiques, transportant de l’équipement de construction à travers les montagnes, construisant sur son chemin des hôpitaux, des caches pour les armes, il est devenu un héros de guerre. Certains de ses soldats actuels ont été entraînés par la CIA dans les mêmes camps ayant servi de cibles pour les récentes attaques aux missiles menées par les Américains. Mis en place par la CIA dans les années 80, ces camps alors appelés "les camps des défenseurs de la liberté" étaient devenus un "repère de terroristes". Malgré tout, Ben Laden et ses compagnons affirment n’avoir jamais vu "la preuve d’une quelconque implication américaine", me dit-il.
Lorsque j’ai rencontré Ben Laden pour la première fois, dans le désert au nord de Khartoum en 1993 alors qu’il construisait des routes pour les villages les plus isolés – et, selon les Égyptiens, c’est aussi dans ce même désert du Soudan qu’il entraînait les ennemis islamistes du président égyptien Hosni Murabak -, je l’avais persuadé de me parler de l’effet de la guerre contre les Russes.
"Une fois, j’étais à seulement 30 mètres des Russes et ils tentaient de me capturer, a-t-il raconté. J’étais bombardé, mais j’étais tellement en paix dans mon coeur que je me suis endormi. Cette expérience a été écrite dans nos livres les plus anciens. J’ai vu une cartouche provenant d’un mortier toucher le sol juste en face de moi, mais elle n’a pas explosé. Quatre autres bombes furent lancées d’un avion soviétique sur notre quartier général, mais elles n’ont pas explosé. Nous avons battu l’Union soviétique, les Russes ont fuit. Non, je n’ai jamais été effrayé par la mort. Comme musulmans, nous croyons que lorsque nous mourons, nous allons au paradis. Avant un combat, Dieu nous envoie la tranquillité d’esprit." Voilà un homme qui croyait que Dieu le protégeait. "Mes amis musulmans ont fait beaucoup plus que moi. Plusieurs sont morts, mais je suis toujours vivant."
J’étais moi-même en Afghanistan lorsque Ben Laden y est arrivé en 1980. J’ai conservé mes notes journalistiques de l’époque. Elles rapportent les écoles incendiées par les soldats afghans mujahedeen qui tranchaient aussi la gorge des professeurs communistes parce que le gouvernement avait ordonné que garçons et filles s’assoient ensemble en classe. À l’époque, le London Times parlait d’eux comme "les soldats de la liberté". Plus tard, lorsque les Afghans mujahedeen faisaient exploser en vol un avion civil afghan ayant à son bord 49 passagers et 5 membres d’équipage (à l’aide d’un missile de fabrication britannique), le même journal les qualifiait de rebelles. Étrangement, il n’y a que les Russes qui utilisaient le terme "terroristes" à leur endroit.
En 1996, le Soudan a expulsé Ben Laden, en bonne partie en raison de pressions de la part des États-Unis et, son passeport révoqué, il est retourné vers la terre où il avait combattu les Russes. Déjà, des Arabes vêtus de costumes afghans combattaient le gouvernement algérien après que les islamistes s’y soient vu refuser le pouvoir. Ben Laden ne voit dans le régime saoudien qu’une bande de traîtres sous la férule d’Abdul Aziz al-Saud puisque celui-ci a failli à sa tâche en n’appliquant pas à la lettre la loi islamique. "Le pays a été mis sur pied pour sa famille. Après qu’il ait découvert le pétrole, le régime saoudien a trouvé un nouveau support: l’argent pour rendre le peuple riche et lui offrir les services et la qualité de vie qu’il désirait." Mais cela n’est rien en comparaison de ce qui s’est produit en 1990.
"Lorsque les troupes américaines ont fait leur entrée en Arabie Saoudite (après l’invasion du Koweït par l’Irak), la terre de deux des lieux saints (La Mecque et Médina), il y a eu de fortes protestations de la part de l’ouléma (autorités religieuses) et des étudiants de la charia partout au pays contre l’intervention de troupes américaines", me racontait Ben Laden lors de notre rencontre de 1996 en Afghanistan. "La grande erreur du régime saoudien, d’avoir invité les troupes américaines, a mis à jour leur tromperie. Ils avaient donné leur appui à des nations luttant contre des musulmans. Ils ont aidé les communistes au Yémen contre les Yéménites musulmans du Sud et ont supporté le régime de Arafat contre le Hamas. Le régime saoudien a perdu sa légitimité."
Son propre pays garde toujours un contact direct avec Ben Laden, par le biais de l’ambassade saoudienne de Islamabad au Pakistan, puisque qu’il a encore des supporteurs au sein du royaume. Une donnée que les États-Unis préfèrent ignorer. Il m’a affirmé qu’un émissaire de la famille royale lui avait offert 535 millions $ US s’il abandonnait sa "guerre sainte". Il a rejeté l’offre.
Quelque part dans le désert soudanais, Ben Laden a décidé que s’il pouvait évincer les Russes de l’Afghanistan, il pourrait tout aussi bien sortir les Américains du Moyen-Orient. Devant moi, il a nié son implication dans l’attentat à la bombe contre les tours Khobar en Arabie Saoudite dans lequel sont morts 19 Américains. Il affirme cependant connaître deux des trois jeunes hommes tenus pour responsables de cet attentat par les autorités saoudiennes. "L’explosion de Khobar n’est pas le résultat direct de l’occupation américaine, mais le résultat d’une attitude globale envers les musulmans de la part des Américains, disait-il, lorsque 60 Juifs sont tués en Palestine, et tout le monde se ligue pour critiquer l’action, alors que la mort de 600 000 enfants irakiens (à cause des sanctions américaines) ne suscite pas du tout la même réaction. Tuer ces enfants est une croisade contre l’islam… La résistance contre les États-Unis va s’étendre à plusieurs endroits dans les pays musulmans. Nos dirigeants, notre ouléma, nous ont donné une fatwa qui nous oblige à éconduire les Américains."
La dernière fois où j’ai vu Ben Laden, il était toujours obsédé par le massacre de 107 réfugiés libanais par les Israéliens dans un camp de l’ONU à Qana en avril 1996. Israël a soutenu qu’il s’agissait d’une erreur que le président Clinton a simplement qualifiée de tragédie, comme s’il s’agissait d’un désastre naturel. Il s’agissait, disait Ben Laden, d’un acte de terrorisme international. "Justice doit être faite, dit-il, et des procès doivent être tenus à l’endroit des artisans de ce crime."
Récemment, Clinton utilisait presque exactement les mêmes termes à propos de Ben Laden et ses supporteurs. Mais, comme d’habitude, il s’agit d’un dialogue de sourds.