Société

Géopolitique pour les nuls

Maintenant que la poussière est retombée quelque peu sur le charnier du World Trade Center, laissons de côté quelques instants nos réactions épidermiques pour regarder en face une réalité tout aussi monstrueuse, que les larmes et la colère ont eu tendance à occulter.

Avant de partir en guerre avec tambour et trompette, il ne faudrait pas confondre l’innocence des victimes avec l’innocence des États.

Lorsque, peu après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique renonce définitivement à sa politique isolationniste, elle remplace peu à peu les Anglais dans la colonisation économique du Moyen-Orient. Pétrole, pétrole…

Depuis Berlin, la carte géopolitique du monde pris en otage dans la confrontation de deux superpuissances semble simple.

Dès 67, guerre de Sept jours, l’Amérique, répondant aux appels désespérés de Golda Meir, choisit d’armer Israël, suscitant déjà la colère du monde arabe. Puis, tout au long de la guerre d’usure que se livrent Menahem Begin et l’Égypte au début des années 70, les désastreuses politiques de Henry Kissinger provoquent le clivage du monde arabe qui, devant le soutien inconditionnel de l’Amérique au sionisme, se range du côté de l’URSS. Il s’en faut de peu que l’Arabie Saoudite, qui possède le tiers des réserves pétrolières de la planète, ne joigne cette coalition. La libre circulation de l’or noir le long du golfe Persique vers les raffineries américaines d’Exxon Texaco et Amoco poussent Carter à définir la politique internationale de l’Amérique en ces termes: toute agression contre les intérêts américains, partout dans le monde, est une attaque contre l’Amérique. Économiquement, on ne peut mieux définir le colonialisme.

Confrontée à la montée de l’intégrisme (qui ressemble fort à du nationalisme), incarné par Khomeyni, ennemi public numéro un des années 80, l’Amérique fait diversion en armant au prix fort Hussein, dictateur irakien à tendance socialiste, qu’elle encourage à foutre la pagaille chez son voisin. Au département d’État, on espère ainsi empêcher que le golfe Persique ne bascule dans les mains des islamistes. Pointant pour la première fois l’ennemi interposé, les Iraniens vont kidnapper quelques-uns de ces Américains qu’ils tiennent aussi pour responsables des années de dictature musclée du Sha d’Iran, un pro-occidental éduqué en Angleterre qui achète les outils de la répression à l’Ouest et n’hésite pas à employer l’assassinat contre l’opposition locale et les revendeurs de drogue étrangers qui osent nuire à son contrôle personnel de ce lucratif marché.

En 1984, lorsque l’Union soviétique, à son tour inquiète de la montée de l’islamisme radical le long de ses frontières orientales, envahit l’Afghanistan, l’Amérique, dans son obsession d’endiguer le communisme, arme sans retenue les islamistes radicaux qui, de partout dans le monde, viennent participer à une guerre sainte contre l’ennemi de l’islam. Afin de protéger les intérêts nationaux, le colonel North fournit en armes lourdes (qui feront finalement la différence dans l’issue du conflit) les moudjahidine d’Afghanistan, qui les achètent avec l’argent de la drogue. Un extrémiste enragé, citoyen fortuné d’Arabie Saoudite, Oussama ben Laden, figure déjà sur le payroll de la CIA.

En 1990, lorsque Saddam Hussein envahit le Koweït, ses anciens alliés signalent violemment à ce nouvel ennemi public que le Moyen-Orient reste la chasse gardée des grandes pétrolières. Et que les quotas pétroliers ne sont pas son affaire. À la fin de cette guerre éclair, l’Amérique, toujours afin de protéger ses intérêts, vend des tonnes d’avions de chasse aux Saoudiens et installe à demeure dans le pays, chars, soldats et des dizaines de conseillers militaires, qui soutiennent les forces de sécurité saoudiennes dans la répression violente des mouvements islamistes du pays qui menacent la dictature familiale. L’Amérique monnaie aussi cette protection de la famille royale contre un accès illimité aux ressources pétrolières du pays. Après le million de morts de la guerre Iran/Irak, le blocus américain contre l’Irak tuera indirectement 300 000 enfants.

Entre-temps, en Afghanistan, des centaines de combattants de l’islam désoeuvrés s’emparent peu à peu du pays ravagé par la guerre. Ils effacent sa culture séculaire et le plongent dans un obscurantisme absolu; l’Amérique ne lève pas le petit doigt. Trop occupée à céder aux pressions des lobbys juifs américains qui soutiennent l’expansion d’Israël au détriment des Palestiniens.

Bill Clinton a beau calmer le jeu en serrant des mains pour la galerie au vu de ses tergiversations, une colère anti-américanisme qui s’étend sur trois générations prendra corps avec l’infiltration mondiale de centaines de fanatiques venus de partout dans le monde arabe, entraînés dans les camps de ben Laden; ils vont structurer des attentats sous le prétexte de condamnations religieuses.

Ces soldats de l’islam recueillent désormais une grande sympathie parmi des populations pour la plupart aux prises avec des dictatures corrompues dont ils ne reconnaissent pas les valeurs. Des potentats artificiellement occidentalisés depuis les années 50 qui obéissent aux intérêts économiques des grandes entreprises auxquelles se sont aussi inféodées les administrations américaines successives.

Ainsi, même si cela ne justifie pas le massacre de civils innocents, comment peut-on croire que l’Amérique, à cause de politiques strictement guidées par ses intérêts économiques depuis plus de cinquante ans, n’a pas largement contribué à la naissance de l’inquiétant ennemi qui s’est finalement rendu à ses portes? La guerre larvée entre l’islam et l’Amérique existe depuis longtemps.

Si nos voisins, nous-mêmes et l’OTAN n’affichons pas de réelle volonté de favoriser la démocratisation des pays du Golfe; si nos politiques futures ne contiennent pas d’effort de réconciliation, d’éducation, si l’argent de la guerre n’est pas investi dans la coopération internationale, les extrémistes continueront de structurer des actions criminelles et se rallieront tôt ou tard l’ensemble des populations musulmanes. Et alors on peut imaginer le pire.