La privatisation des prisons : Un marché lucratif
Société

La privatisation des prisons : Un marché lucratif

La première super-prison entièrement privée du pays ouvrira ses portes sous peu en Ontario. Faut-il craindre ces nouveaux geôliers qui promettent de substantielles économies pour le gouvernement et rêvent d’envahir le Canada avec leurs institutions? Tout dépend du prix qu’on est prêt à payer…

La compagnie américaine propriétaire de la nouvelle et gigantesque (1500 lits) prison privée de Penetanguishene (Ontario), Management and Training Corporation (MTC), ne s’en cache pas: les employés seront les premiers à faire les frais de la "gestion efficace", gage d’une réduction des coûts de détention par rapport à la gestion publique des prisons.

"L’une des raisons pour lesquelles nous serons plus performants que l’État, c’est parce que le syndicat des gardiens de prison a négocié de telle façon que le gouvernement se fait avoir. Ils le mettent en faillite, lance le directeur du marketing de MTC, Mike Murphy. Dans le réseau public ontarien, un gardien de prison a droit à 21 jours de congés de maladie. C’est trois semaines qu’il prend seulement en congés de maladie. Ça coûte une fortune au gouvernement. Pas seulement parce qu’il doit payer pour ce type de bénéfices, mais aussi parce qu’il doit débourser pour les heures supplémentaires effectuées par ceux qui remplacent."

Murphy déplore également qu’il y ait une multitude de problématiques syndicales. "Nous ne serons pas syndiqués. Il n’y aura pas de contrat collectif de travail dans notre établissement et on ne donnera pas à nos employés ce genre d’avantages qui coûtent cher." Sa position est claire.

Toutefois, il ne serait pas question d’abaisser les salaires, pas plus que de faire des compromis sur la sécurité du public ou les services offerts aux détenus. MTC, qui possède 16 prisons aux États-Unis et une en Australie, s’attaquerait plutôt aux avantages marginaux.

En outre, Mike Murphy soutient que les employés de l’État ne sont pas très dynamiques. "Nous sommes des gens d’affaires. Les gens d’affaires sont généralement plus efficaces dans la gestion de budgets que les fonctionnaires qui n’ont rien investi dans le projet. Les personnes qui sont responsables de l’argent du gouvernement sont moins rigoureuses que les gens d’affaires dans l’administration de leurs fonds. Nous économisons parce que nous ne suivons pas la même procédure bureaucratique que le gouvernement."

"L’autre point, c’est que nous disposons d’une prison neuve à la fine pointe de la technologie, poursuit-il. Ainsi, nous n’avons pas besoin d’autant d’employés parce que nous utilisons beaucoup d’appareils de surveillance électronique afin de remplacer cette main-d’oeuvre [caméra, vidéo, etc.]."

Grâce à cette "nouvelle" vision administrative, MTC assure qu’elle pourra faire passer la facture de 140 $ par jour par détenu (le coût actuel) à 80 $. L’entreprise se donne cinq ans pour faire ses preuves. Un quinquennat au cours duquel l’Ontario dirigera une institution identique, dans une autre ville, histoire d’établir une comparaison fiable.

La compagnie a-t-elle l’intention de convaincre les autres provinces et d’étendre ensuite son réseau? "C’est notre but de montrer aux gouvernements que nous pouvons réussir. Vous verrez que bien des regards vont se tourner vers nous. Il y a déjà plusieurs provinces qui nous ont contactés et qui sont intéressées."

Précédent dangereux
Directeur exécutif de la John Howard Society, un groupe d’aide pour les détenus sis en Ontario, Graham Stewart est loin d’être rassuré par ce qu’il observe dans sa cour. Pas qu’il craigne que la prison privée soit moins bien dirigée que celles du réseau public ("Les deux peuvent être exploitées vraiment mal!" lance-t-il), mais plutôt parce que le public voit son pouvoir de contrôle diminuer.

"La différence en est une de responsabilité, de nécessité de rendre compte de ses actions, fait-il valoir. Ceux qui travaillent pour les prisons privées vont dire que si vous regardez le contrat, vous y découvrirez qu’ils doivent répondre de leurs actes. Je ne crois pas que ce soit vrai. Selon moi, s’il faut que l’État ait la responsabilité d’enfermer les gens, de leur retirer leur liberté de mouvement, le ministre devrait être directement garant de ce qui se passe dans les prisons face à la population."

L’une des principales appréhensions de Graham Stewart découle du fait que les entreprises privées ont droit au silence et n’ont pas à révéler les détails de leur fonctionnement. "De prendre ce service public très important, qui sous-tend l’utilisation de la force, de l’autorité, et de le cacher derrière le secret dévolu aux entreprises, et de le donner à une firme privée […], c’est un précédent vraiment dangereux. Je suis encore plus inquiet quand je me rappelle que le réseau public n’est même pas capable de maintenir des standards élevés en matière de services. Alors comment pourra-t-il s’assurer que les prisons privées le fassent? Je crains que ce réseau public ne soit pas enclin à établir des normes fortes pour le privé puisqu’il est incapable d’en maintenir chez lui."

De plus, aj0ute-t-il, il pourrait s’avérer périlleux pour le pouvoir d’apporter des modifications à ses directives relatives à la bonne marche des prisons. Dans le réseau public, le ministre n’a qu’à envoyer une lettre aux dirigeants. "Mais lorsqu’il doit s’adresser à l’entreprise privée, il doit modifier le contrat. Et s’il y a un changement à apporter au contrat, cela implique que le prix doive être négocié. Il devient alors périlleux d’un point de vue pécuniaire de faire de grandes modifications aux politiques. Même si cela s’impose."

Graham Stewart ne parle cependant pas d’une crise. "Je crois qu’il devient clair que la privatisation n’est pas la solution magique aux problèmes du réseau […]. Mais ça ne veut pas dire que pour des raisons politiques, financières ou idéologiques, la vapeur ne va pas se renverser."

D’autant plus que, selon lui, l’aspect "syndical" de la question intéresserait grandement nos élus. "Le message est clair: si la main-d’oeuvre devient trop onéreuse ou si elle réclame trop d’avantages, eh bien il y a maintenant une solution de rechange. Cela donne un avantage marqué au gouvernement."

Vraiment efficace?
Le président de l’Office des droits des détenus du Québec, Jean-Claude Bernheim, doute par ailleurs que de réelles économies puissent être réalisées. "Les études qui ont été faites montrent que ça ne coûte pas vraiment moins cher et que ça peut souvent coûter plus cher parce qu’il y a un dédoublement." En effet, l’État devrait maintenir une équipe en poste afin de surveiller le travail des entreprises.

Le responsable des politiques sur les services correctionnels au sein du bureau du Solliciteur général du Canada, Richard Zubrycki, affirme néanmoins que le privé facture généralement de 5 % à 15 % de moins. "La plupart des économies sont faites en diminuant le coût de la main-d’oeuvre." Malgré cela, il semble qu’Ottawa ne cédera pas à la tentation. "Bien que cela ait été proposé à de nombreuses reprises, chaque fois qu’on a évalué [la question], il a été décidé que ce n’était pas acceptable pour notre réseau." Il ajoute toutefois qu’"en ce moment, tout le monde observe l’Ontario pour voir comment va se conclure l’expérience". La porte n’est donc pas fermée.

Justement, le ministre ontarien des Services correctionnels, Rob Sampson, est convaincu que le test sera une réussite. "Je crois que nous faisons la bonne chose. […] Nous ne sommes pas d’avis que le secteur public ait le monopole de la réussite – ou de l’échec – dans le milieu des prisons et nous croyons que le privé peut nous aider." Aussi, il aurait fait appel à MTC, non seulement pour économiser, mais également pour fouetter ses troupes et améliorer leur performance.

Que pense-t-il des nombreuses critiques arrivant du sud faisant état de mauvaise gestion, d’un nombre plus élevé d’évasions, etc.? "Il y a des exemples de compagnies privées qui n’ont pas fait du bon travail. Mais il y a aussi des exemples où le secteur public n’a pas fait son boulot correctement. Je ne vois personne réclamer la fermeture des prisons publiques."

Et la répulsion de MTC par rapport aux syndicats? "Comment ils administreront la prison, si les employés seront syndiqués ou non, c’est une question qu’ils devront régler avec ces derniers. Ce que je veux, c’est un groupe d’employés qui soient heureux au travail et prêts à oeuvrer vers un but commun, à nous aider à diminuer les impôts dans la province."