L'industrie carcérale aux États-Unis : Crimes et châtiments
Société

L’industrie carcérale aux États-Unis : Crimes et châtiments

Emprisonner des gens est devenu une véritable industrie aux États-Unis. C’est ce qu’avance JOSEPH HALLINAN dans Going Up the River: Travels in a Prison Nation (Random House), un ouvrage qui vient tout juste de paraître. D’après ce journaliste, les prisons démontrent une attitude trop répressive et répondent à une logique plus marchande qu’humaine. Une enquête saisissante.

Question-quiz: Quelle industrie a connu la plus forte croissance au cours des dernières années aux États-Unis, tout en bénéficiant de fonds publics historiques et en multipliant sa présence à l’échelle nationale?

L’industrie pharmaceutique?

Les nouvelles technologies?

L’armement?

Pas du tout. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agit plutôt de l’industrie carcérale. Du moins, c’est ce qu’estime Joseph Hallinan dans son récent livre Going Up the River: Travels in a Prison Nation (Random House). Même si l’industrie connaît un boum ces dernières années, c’est loin d’être pour le mieux. Combattre le crime par des condamnations plus nombreuses, des sentences plus longues, des peines plus sévères et des conditions d’emprisonnement axées sur la punition comporte des travers à dénoncer, croit l’auteur.

Ce journaliste du Wall Street Journal, qui traite du système judiciaire depuis plus d’une décennie, a travaillé sur son livre pendant quatre ans. Quatre ans à mener une cavale à travers le pays pour analyser le milieu carcéral. Quatre ans à voir des détenus traités presque comme du bétail, ou dépourvus de tout programme de réhabilitation. Quatre ans à interviewer citoyens, gardiens, détenus, fonctionnaires, politiciens. Résultat: un bouquin de 218 pages qui examine la compulsion proprement américaine pour les prisons. Mi-récits de voyage, mi-enquête journalistique.

"Quand j’ai commencé mes voyages, écrit l’auteur en introduction, je n’avais aucune idée de tout l’argent qui pouvait être fait avec les prisons." Et pourtant. Au terme de son périple qui l’a conduit aux quatre coins des États-Unis, ce récipiendaire d’un prix Pulitzer a dû se rendre à l’évidence: les prisons sont devenues une industrie à part entière, coûtant 25 milliards de dollars annuellement aux contribuables américains (contre sept millions en 1980) et employant quelque 400 000 personnes. Dans plusieurs États, le budget des prisons surpasse même de loin celui de l’éducation supérieure, six fois plus dans certains cas.

Le zèle américain pour l’emprisonnement s’est accru au fil du temps: deux millions de personnes, près de la moitié noires, sont coffrées derrière les barreaux, soit quatre fois plus qu’en 1980. Quatre fois plus… Seule la Russie emprisonne plus de personnes. "En 1939, à la fin du règne de gangsters comme Al Capone, nous envoyions 137 Américains en prison pour 100 000 habitants, écrit Hallinan. Le taux d’incarcération de 1999 est passé à 476, plus de trois fois plus." À tel point que le gouvernement américain estime qu’un homme blanc sur 11 et un homme noir sur quatre se retrouveront en prison au moins une fois dans leur vie.

En plus de présenter une kyrielle de statistiques alarmantes, Hallinan dresse un historique fort intéressant du milieu carcéral des 30 dernières années pour comprendre comment le pays en est arrivé à voir les prisons comme LA solution par excellence à la criminalité. Selon le journaliste, une célèbre émeute à Attica (New York) en septembre 1971, où 1200 détenus-émeutiers ont effectué une prise d’otages de cinq jours (bilan: 14 personnes tuées, dont 10 otages, des gardiens surtout), a bouleversé les pratiques du milieu carcéral et amené celui-ci à adopter un discours de plus en plus répressif. "Attica est devenu le symbole de ce qui n’allait pas dans les prisons américaines, affirme Hallinan. Les détenus, a-t-on alors pensé, avaient trop de droits et étaient hors de contrôle." Il n’en fallait pas plus pour justifier une campagne en faveur de mesures plus draconiennes.

"Voilà où nous en sommes aujourd’hui", indique l’auteur: conditions excécrables, efficacité douteuse, climat de violence permanent. Non seulement Hallinan livre-t-il un verdict accablant contre presque tout le milieu carcéral, mais l’auteur le condamne pour grossière incompétence. Le jugement s’avère si sévère que c’est à se demander si les États-Unis ne font tout simplement pas fausse route…

Passer à la caisse
Beeville, Texas
Population: 13 000
Détenus: 7200

Le premier arrêt du voyage de Joseph Hallinan se fait dans ce bled perdu où "emprisonner des gens est devenu une religion", comme il le mentionne. Pourtant, peu de crimes se commettent à Beeville, mais les prisonniers sont importés des grandes villes et les deux prisons existantes servent à doper l’économie dans une région aux prises avec un chômage galopant. Quelque 1500 personnes y travaillent de façon permanente et environ 30 millions de dollars sont versés en salaires, "le plus gros et imposant employeur de la région", note Hallinan. Pas étonnant, estime-t-il, car le Texas abrite un détenu emprisonné sur neuf au pays et accueille près d’une nouvelle prison par semaine depuis 1995.

Une douzaine de bagarres ou d’assauts surviennent chaque jour dans les deux prisons de Beeville, et les gardiens portent de lourds équipements pour se protéger des attaques et des projectiles des détenus maintenus dans des conditions difficiles. Pour 25 000 $, sans véritable expérience requise, les travailleurs sont quand même satisfaits.

On pourrait penser que jamais, au grand jamais une personne ne voudrait accueillir une prison dans son voisinage. Pourtant, l’exemple de Beeville n’est pas unique. Plus que bienvenues, les prisons s’avèrent un objet de convoitise pour plusieurs municipalités, surtout depuis que le gouvernement n’hésite pas à investir dans les villes-prisons. Tant et si bien que certaines municipalités dépensent une petite fortune en lobbying pour en obtenir. Comme le raconte Hallinan, "les gains sont si grands que des communautés deviennent même spécialisées en prisons".

Les municipalités ne s’avèrent pas les seules à profiter de la manne. À la fin de la guerre froide, note le journaliste, l’industrie liée à la défense, manquant visiblement d’adversaires pour faire rouler les chaînes de montage, s’est tournée vers les prisons. "À défaut de produire pour la guerre, écrit l’auteur, on produit des choses semblables mais destinées plutôt aux prisons: armes pour les gardiens, grillages, etc." Une foule d’entreprises engrangent ainsi des profits grâce aux prisons. À commencer par les compagnies de shampooing et de dentifrice (Procter & Gamble, entre autres), qui désirent conclure des ententes avec elles. Comme les prisonniers font des appels interurbains pour l’équivalent d’un milliard de dollars chaque année, les compagnies de téléphone (AT&T en tête) courtisent aussi les prisons pour obtenir des contrats lucratifs. "Les prisons sont devenues une grosse business", conclut Hallinan.

Conséquence: les entreprises impliquées dans l’industrie carcérale redoublent d’effort en matière de lobbying pour obtenir des autorités plus de prisons, plus de lois sévères, plus de lourdes peines, question d’empocher plus de profits. "L’importance économique de l’industrie des prisons est maintenant si vaste qu’elle contribue au climat politique voulant qu’une attitude plus dure envers le crime soit sur toutes les lèvres et sur toutes les tribunes", souligne Hallinan. "On ne construit plus des prisons parce qu’on en a besoin, affirme-t-il aussi, mais parce qu’elles sont voulues."

Courtisés par des compagnies de sécurité faisant miroiter des économies énormes, certains États américains ont même opté pour la privatisation des prisons. Un rapport de 1997 estime que les revenus de l’industrie frisent le milliard pour quelque 140 prisons privées aux États-Unis. Pourtant, selon le journaliste, ces prisons éprouvent plus de difficultés que les privées: violence, évasions, manque d’expérience des gardiens. "De toute évidence, on sauve peu ou pas d’argent", croit-il.

Devant ce constat, Hallinan demeure pessimiste. "À défaut d’avoir fait des prisons efficaces, condamne sévèrement le journaliste, nous avons appris à les rendre profitables." Et même pour le secteur touristique. Pour 25 $ US, touristes et citoyens peuvent visiter certaines prisons du pays, manger la nourriture servie aux détenus, porter leur uniforme et même passer une nuit derrière les barreaux! Une pratique douteuse, d’après l’auteur, mais ô combien rentable…

L’art de punir
Après Beeville (et bien d’autres localités) où la logique marchande s’empare des prisons, la toute dernière visite de Hallinan qui conclut son ouvrage, Wallens Ridge (Virginie), fait état d’une autre dérive: l’attitude répressive. Hallinan se rend dans une nouvelle sorte de prison: une Supermax, la toute dernière tendance ultramoderne et ultradispendieuse, la toute nouvelle génération en matière de prisons qui se multiplie depuis la fin des années 80. On n’y jure que par un principe: la punition, pure et dure. Les détenus présumés les plus récalcitrants sont enfermés 23 heures par jour dans une minuscule cellule sans fenêtre. "Il s’agit d’incubateurs de psychoses", a indiqué un psychiatre à Hallinan. Les Supermax abritent surtout les leaders de gangs, qui "contrôlent" souvent les prisons et menacent les gardiens.

Outre les Supermax, l’auteur a observé d’importants dérapages dans la gestion du milieu carcéral. Par exemple, il a visité le Limestone Correctional Center de Capshaw (Alabama), où les détenus portent des boulets et des chaînes aux pieds et passent le plus clair de leurs journées à écraser des rochers avec des masses. Autre exemple, le journaliste s’est rendu au Oklahoma State Penitentionary à McAlester, où 10 000 spectateurs ébahis assistent périodiquement à un rodéo au cours duquel les détenus, qui doivent chevaucher des animaux sauvages contre quelques privilèges, sont projetés au sol, piétinés et assommés.

Les scènes de cruautés innommables dont Hallinan a été témoin ne se limitent pas à ces seuls faits. À Corcoran (Californie), des combats de coqs humains sont organisés et les gardiens parient sur le gagnant! En Alabama, les détenus pris la main dans le sac en train de se masturber doivent porter un uniforme rose. En 1995, la Floride a décidé de bannir les télévisions, les poids et haltères ainsi que l’air climatisé, ce qui a fait dire à un représentant de l’État de Floride que "l’objectif était de rendre la vie en prison intolérable". "On ne veut plus juste emprisonner, conclut Hallinan, mais aussi punir." Tellement, en fait, que même les détenus ayant commis des délits mineurs deviennent parfois violents. "Tu ne peux créer et maintenir un climat où les gens veulent changer quand, chaque jour, à l’ouverture de leur cellule, ils se demandent s’ils survivront", affirme un ancien directeur de prison.

Dans ces conditions, estime le journaliste, "personne ou presque ne croit que les prisons réhabilitent qui que ce soit". En marge de ces exemples extrêmes, note-t-il, la situation semble meilleure ailleurs. Par contre, depuis une dizaine d’années, plusieurs programmes de réhabilitation destinés aux prisonniers ont été éliminés un peu partout. Pendant ce temps, s’inquiète Hallinan, un demi-million de détenus sont relâchés dans la société chaque année sans avoir été outillés au préalable.

De 1995 à 2000, le nombre de détenus a augmenté de près du tiers. Depuis 1995, le crime a quand même baissé de 16 %. La recette ne fonctionne-t-elle pas dans les faits, après tout? Hallinan n’expose-t-il pas que des cas isolés et le mauvais côté du milieu carcéral en omettant les bons? "Oui, le crime est en baisse, souligne l’auteur. Mais à quel prix? Il y a toujours un nombre record de détenus en prison. Cette croissance doit être stoppée."

Dans un pays qui semble dominé par une attitude répressive et une forte logique marchande, selon les dires de Joseph Hallinan, ce dernier se fait pessimiste. "Les prisons offrent quelque chose à tout le monde. Et une situation comme celle-là ne disparaît jamais facilement."