Le retour de l’absinthe : La fée verte ressuscitée?
Au début du siècle dernier, plusieurs motifs ont conduit à la prohibition de cet ancêtre maudit du pastis et autres liqueurs anisées. Aujourd’hui en voie de réhabilitation, l’absinthe a dû subir quelques transformations pour que nous redécouvrions son arôme singulier, porteur des effluves les plus poétiques.
Absinthe
. Mot qui ranime tout un cortège d’images à propos des artistes romantiques et symbolistes du XIXe siècle. L’absinthe, une expérience que les voyageurs relient désormais à des flacons de brûle-gueule passés sous le manteau, potions plus ou moins buvables de provenance bulgare ou espagnole, dont la qualité est difficile à évaluer depuis l’entrée de ce fameux liquide dans la clandestinité.
Pour bien comprendre le phénomène, il faut se souvenir que l’absinthe est d’abord le nom générique de nombreuses plantes du groupe des armoises. Les absinthes, dotées d’une amertume considérable et croissant dans des lieux incultes, sont considérées depuis l’Antiquité pour leurs vertus thérapeutiques. Autant les Égyptiens que les Grecs et les Romains les utilisaient, parfois macérées dans le vin, pour soulager de la malaria, de problèmes digestifs, ou encore comme vermifuge ou pour stimuler l’appétit. Cela, bien avant que l’absinthe ne devienne à peu près indissociable de l’ivrognerie et de l’inspiration poétique.
Entre poison et panacée
Malgré qu’elle fût un symbole de santé, l’absinthe, dont le nom grec signifie "impossible à boire", a très tôt servi de synonyme pour tout ce qui est amer ou désagréable. D’où ce passage spectaculaire de l’Apocalypse de Jean (8 : 10): "Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe; et le tiers des eaux fut changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux, parce qu’elles étaient devenues amères."
Cette ambiguïté quant aux vices et vertus de la plante culminera lorsque la liqueur d’absinthe, boisson distillée élaborée vers la fin des années 1700, deviendra l’objet d’un monumental débat de santé publique en Europe. En partie de par l’action des ligues anti-alcooliques (l’absinthe titrait généralement 70 degrés!), mais aussi grâce à l’influence du puissant lobby des producteurs de vin, le gouvernement français légifère et prohibe totalement le produit en 1915. C’est alors que des compagnies comme Pernod, qui avaient amassé un pécule considérable avec l’absinthe, se concentrent désormais sur la production de pastis, boisson contenant aussi de l’anis, mais dépourvue des plantes maudites dont l’abus provoquait parfois de graves effets secondaires.
On se rappellera à ce sujet les mésaventures de Van Gogh, dont certains chercheurs ont dit que la consommation répétée d’absinthe avait déclenché chez lui des tendances maniaques, peut-être corollaires d’une maladie du foie. Pourtant, la séduction du breuvage sur les peintres et sur des écrivains comme Verlaine, Rimbaud, Oscar Wilde et Alfred Jarry, source de tout un imaginaire, devait longtemps faire regretter sa disparition des étalages, les si gracieuses cuillers et fontaines à absinthe se retrouvant confinées aux boutiques des antiquaires.
La métamorphose
Ce n’est que tout récemment que la Liquoristerie de Provence est parvenue à convaincre le gouvernement français de lui laisser commercialiser à nouveau une liqueur à base d’absinthes et d’autres ingrédients traditionnels: anis, badiane, gentiane, etc. Et comment un produit aussi redouté pour ses effets quasi hallucinogènes et parfois nuisibles a-t-il pu être réintroduit dans le marché après une si longue interdiction? Avant tout, grâce à un contrôle très strict de la quantité de trois substances, la thuyone, la fenchone et la pino camphone, dont l’effet, conjugué à ceux de l’alcool et de l’éthanol, rappelait celui d’un psychotrope.
Le résultat, Versinthe, titre non pas à 70 mais à 45 degrés, et possède selon ses promoteurs un arôme assez semblable à l’original, ce dont aurait témoigné la dégustation par des connaisseurs de bouteilles d’absinthe dénichées après plus de 80 années d’entreposage. Pour celui qui n’a eu l’occasion de tester aucune version clandestine, il ne reste qu’à découvrir la chose sans trop de préjugés, malgré des attentes considérables. Ce que la SAQ nous permet d’ailleurs actuellement de faire.
La première chose qui frappe lors de la dégustation initiale est le goût très imposant d’anis, qui vaut d’ailleurs son appellation contrôlée à Versinthe. Consommée pure, la liqueur révèle toutefois des saveurs beaucoup plus nobles et complexes qu’un simple pastis. En effet, la contrepartie amère due aux différentes plantes qui composent Versinthe lui confère une originalité certaine, comparable à la liqueur de gentiane et à l’élixir végétal de la Grande-Chartreuse, mais avec un raffinement unique.
Les prochaines étapes consistent à verser le liquide verdâtre à travers un cube de sucre, puis de le préparer en lui adjoignant quelques mesures de sucre en poudre ou seulement d’eau (à raison de 6 à 10 fois le volume de liqueur). Tout comme un pastis, la solution prend alors une apparence opaque, jaunâtre, devenant par le fait même un apéritif tout à fait désaltérant. On pourrait souhaiter davantage d’amertume, sinon un effet plus euphorique, mais il reste que la mixture et sa touche légèrement médicamenteuse transportent loin dans le passé, tout comme les vers de Baudelaire qui ornent le dos de la bouteille: "De tes yeux, de tes yeux verts / Lacs où mon âme tremble et voit à l’envers / Mes songes viennent en foule / Pour se désaltérer à ces gouffres amers". (Ce qu’on ne dit pas, c’est que ces lignes proviennent du poème Le Poison, thème révélateur de la fascination morbide et démesurée qui devait frapper les disciples décadents de l’armoise.)
Enfin, dernière virtualité dont on saura gré à Versinthe, celle de pouvoir cuisiner à partir de son entrechoquement du doux et de l’amer. Jamais un poisson blanc n’aura été flambé avec un résultat aussi troublant, rempli de séduction!
Un musée pour la muse
À en juger par le renouveau du culte voué à l’absinthe, la concurrence ne devrait pas se faire attendre. Alors que depuis quelques années des établissements spécialisés sont tolérés aux Pays-Bas, la commercialisation prochaine de fontaines à absinthe, où le mélange de glaçons, de sucre et d’eau se fait au sein d’une verroterie vénitienne, promet d’intégrer les charmes d’antan aux pubs contemporains.
À Auvers-sur-Oise en France, il existe dorénavant un musée consacré à la fée verte, initiative de Marie-Claude Delahaye, auteure reconnue pour ses nombreux ouvrages sur le sujet. Signe d’une nouvelle décadence, ou bien du simple besoin de diversifier la palette des saveurs enivrantes? Nul doute que le débat est ouvert et que la liste des "drogues" licites demeure sujet à modification, reflétant les frontières de la culture actuelle.
Reste à voir si l’Amérique succombera aux charmes d’une boisson dont la culture européenne semble avoir fait un phénomène beaucoup plus important. En effet, s’il semble que certains Canadiens français burent de l’absinthe, jamais le phénomène n’a eu ici l’importance dérangeante qu’il posséda de l’autre côté de l’Atlantique, où l’herbe fut en quelque sorte victime de son propre succès.