![Manipulation de l'industrie pharmaceutique sur les chercheurs : Qui mène dans les labos?](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10506_1;1920x768.jpg)
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Manipulation de l’industrie pharmaceutique sur les chercheurs : Qui mène dans les labos?
À la fin du mois dernier, 11 des plus grands journaux médicaux à travers la planète ont décidé de reprendre le contrôle sur la recherche médicale. C’est que les industries pharmaceutiques avaient, semble-t-il, un peu trop tendance à dicter aux chercheurs ce qu’ils devaient publier. Les compagnies veulent-elles nous cacher quelque chose?
Sophie Legault
Photo : ILLUSTRATION DE MATHIEU BÉLANGER
Comme l’industrie pharmaceutique investit des milliards de dollars par année dans la recherche, peut-elle s’arroger le droit de manipuler les chercheurs? Ces derniers, dépendants du financement, sont-ils contraints de publier des études qui plaisent aux compagnies?
À l’occasion d’un congrès qui regroupait des publications médicales du monde entier, une douzaine d’entre elles ont décidé de mettre un terme aux conflits d’intérêts engendrés par les compagnies pharmaceutiques. Des revues telles le New England Journal of Medecine et le Journal de l’Association médicale canadienne exigeront désormais "que les auteurs affirment qu’ils ont eu entièrement accès à toutes les données au cours de l’étude et (…) acceptent l’entière responsabilité de l’intégrité des données et de l’exactitude de leur analyse", stipulait l’éditorial qu’elles ont toutes publié.
"On appuie les mesures qui ont été présentées par les journaux médicaux", affirme le directeur exécutif des communications et relations publiques de Rx&D, Jacques Lefebvre. Cette association représente 60 compagnies de recherche pharmaceutique, responsables de 42 % des dépenses en recherche et développement en santé au Canada; ce qui signifie environ 1 milliard de dollars en investissements l’an dernier.
À l’échelle mondiale, c’est plus de 40 milliards de dollars US qui sont injectés annuellement dans ce domaine par les compagnies pharmaceutiques. Elles ont donc de quoi vouloir rentabiliser leurs placements… "Il faut en moyenne 500 millions de dollars US pour développer un seul nouveau produit pharmaceutique, explique le rédacteur en chef du Journal de l’Association médicale canadienne (JAMA), John Hoey. Les recherches doivent être réalisées de façon très efficace, alors les compagnies ont instauré des contrôles pour qu’elles se fassent vite, avec le moins possible de dépenses."
À son avis, cette pression financière est à l’origine d’un contrôle plus sévère de l’industrie, voire d’une manipulation des chercheurs afin d’éviter le pire. "À cause d’importants investissements, elles ont besoin de découvrir de nouveaux produits. Sinon, elles feront faillite!" estime le rédacteur en chef. Bien qu’il reconnaisse que les compagnies pharmaceutiques n’ont pas vraiment intérêt à fausser les données d’une recherche (le retrait d’un médicament sur le marché et les poursuites judiciaires entraînent des coûts élevés, après tout), il reste derrière les chercheurs et prône une intégrité sans tache.
Le cas Olivieri
De l’avis de John Hoey, le très controversé cas de la chercheuse Nancy Olivieri illustre bien cette situation. En 1993, la compagnie canadienne Apotex a confié à cette dernière un contrat de recherche qui mettait à l’étude le Deferiprone, un nouveau médicament ayant pour but de soulager les personnes souffrant de thalassémie, une hémopathie génétique. À la suite d’essais cliniques, la chercheuse a souhaité publier les résultats de son étude, qui exposaient les effets secondaires néfastes du nouveau médicament. Apotex a refusé. Elle a quand même publié… dans le prestigieux New England Journal of Medecine.
"Les faits ont été déformés, lance d’emblée le directeur des affaires publiques et gouvernementales chez Apotex, Elie Betito. Je peux vous dire que 6000 patients ont utilisé notre produit depuis trois ans, qu’il n’y a eu aucun mort et qu’au moins 3000 personnes sont vivantes aujourd’hui grâce à ce médicament."
Échaudé par une couverture médiatique qu’il qualifie d’incomplète, il précise que des chercheurs de partout à travers le monde ont démenti ce que Nancy Olivieri avait affirmé. "Ce produit est approuvé dans 12 pays d’Europe. Le plus important, c’est le résultat obtenu auprès des patients, dit-il. On n’a jamais refusé de divulguer quoi que ce soit. Mais il faut publier ce qui est juste."
Pour sa part, John Hoey ne considère pas cette affaire comme un cas isolé, mais bien comme la pointe de l’iceberg de tout un contexte malsain. "Il y a toutes sortes d’autres contrôles qui sont faits et de restrictions qui sont imposées aux chercheurs. Il arrive parfois qu’ils n’aient pas accès à toutes les données."
Se reprendre en main
En imposant des lignes directrices plus strictes quant à ce qui paraîtra dans leurs pages, les revues médicales revendiquent ainsi le droit au chercheur de conserver le contrôle total de son travail, et ce, jusqu’à la fin. "La décision de publier, ou pas, devrait être prise seulement par le chercheur et non par la compagnie pharmaceutique, souligne John Hoey. J’ai eu une dizaine de coups de fil de chercheurs de renommée qui m’ont félicité d’avoir publié ce texte, en ajoutant que oui, il y a une pression quand on signe ces contrats." Selon lui, le geste d’appui des revues permettra certainement de redonner un pouvoir aux chercheurs lors des négociations de contrats avec les compagnies pharmaceutiques.
De l’avis de Jacques Lefebvre, une des mesures les plus importantes prises par les journaux médicaux est celle d’identifier les commanditaires reliés à une recherche, ce qui ne se faisait pas auparavant. "Ça fait bien notre affaire parce qu’on s’est aperçus que les gens, qui reconnaissent certaines compagnies qui produisent un médicament, ne savent pas qu’elles font aussi de la recherche." En fait, plus du tiers de la recherche médicale est réalisée par l’industrie pharmaceutique.
Interrogé quant à de quelconques lignes directrices en matière de recherche, Elie Betito indique que chez Apotex, c’est comme "partout ailleurs": les politiques sont générales. Une situation que déplore John Hoey. "Je pense qu’il y a des instances dans toutes les compagnies pharmaceutiques qui interfèrent avec les recherches. Et ce n’est pas bon." Parce qu’au bout du compte, c’est la santé des gens qui est en jeu.
Bien qu’elle ne fasse pas de recherche en milieu hospitalier, Lucie Blais considère comme important que, peu importe leur domaine de travail, les chercheurs profitent d’une indépendance totale. Elle-même adjointe pour la Chaire pharmaceutique AstraZeneca en santé respiratoire de l’Université de Montréal, elle est toutefois d’avis que signer un contrat qui ne leur convient pas totalement est de la responsabilité des chercheurs. "Il faut que le chercheur soit en mesure de garantir qu’il a main mise sur son étude: c’est lui qui a décidé du devis, c’est lui qui a recruté les patients, qui a analysé les données et, surtout, qui a la liberté de publier", souligne la chercheur.
Tous dans le même bateau
Le financement des études est évidemment incontournable en ce qui à trait à la découverte de nouveaux médicaments. C’est pourquoi l’indépendance des chercheurs réclamée par les journaux n’est pas d’ordre financier, mais éthique. "On n’est pas contre cette méthode de financement de la recherche. Je pense que les compagnies pharmaceutiques ont trouvé des médicaments très intéressants et je les encourage à continuer, affirme John Hoey. Mais on veut s’assurer que les chercheurs aient bien le contrôle total sur tous les aspects de l’étude."
Mais la problématique du conflit d’intérêts va au-delà du financement et des résultats de recherche. Pour réaliser la plupart des études, les essais cliniques sont nécessaires. "Les patients donnent leur temps pour ces recherches, parfois leur vie dans le cas de la lutte contre le cancer", rappelle John Hoey. Ces derniers deviennent donc des éléments incontournables et appréciables des recherches médicales.
De l’avis de tous, cette nouvelle rigueur souhaitée par les revues médicales est appréciable, voire souhaitable. "On supporte complètement cette direction comme on l’a toujours supportée", confirme Elie Betito d’Apotex.
Alors pourquoi tout ce branle-bas de combat? "Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une tempête dans un verre d’eau, souligne Jacques Lefebvre de Rx&D. Visiblement, les journaux médicaux avaient des préoccupations. Ils ont décidé, entre eux, d’adopter une nouvelle politique en regard à la publication des études, afin que les chercheurs aient le meilleur environnement possible pour effectuer leur travail. On a identifié des principes avec lesquels on veut fonctionner. On verra le résultat au terme d’une première évaluation."