Blanchiment d'argent : Le Canada lave plus blanc
Société

Blanchiment d’argent : Le Canada lave plus blanc

Du 15 au 17 octobre, Montréal accueillera la Conférence internationale sur le blanchiment d’argent. Étrangement, le Canada n’a aucune leçon à donner en la matière. Selon JEFFREY ROBINSON, célèbre auteur américain, spécialiste du blanchiment d’argent et conférencier invité, notre pays représente même un magasin de bonbons aux yeux des criminels! Une entrevue éclairante. Et inquiétante…

La Lessiveuse du Nord. Voilà le titre peu prestigieux conféré ces temps-ci au Canada. Non pas que les buanderies canadiennes soient reconnues mondialement pour leur performance, mais les machines à laver de l’argent, elles, roulent au cycle "blanchiment" à fond de train et de façon, hélas, exemplaire. Le Canada lave plus blanc. Propre, propre, propre…

Triste constat: la Gendarmerie royale du Canada (GRC) estime qu’entre 5 et 17 milliards de dollars par année seraient lessivés au pays, et même jusqu’à 30 milliards selon d’autres estimations. Une bonne brassée, quoi. Entre 50 à 70 % de ces sommes proviendraient du trafic de stupéfiants seulement. Sinon, la lessiveuse made in Canada permet de blanchir des profits tirés de la contrebande, de la prostitution, de la fraude et du commerce d’armes.

Dans le monde entier, les Nations unies chiffrent à 400 milliards de dollars les sommes lessivées chaque année (pire encore: 590 milliards, d’après le Fonds Monétaire International). Bon an, mal an, entre 2 et 5 % du produit intérieur brut mondial (PIB) est blanchi. En Amérique, le Canada représente un terreau fertile en blanchiment: cette action, qui vise essentiellement à camoufler l’identité d’argent acquis illégalement afin de lui donner une apparence de légitimité, est largement répandue et son mécanisme, complexe. Comme les organisations criminelles lavent leur argent sale en famille, les autorités ont du mal à les pincer. À l’image de l’argent, les policiers se font littéralement lessiver. Ils sèchent.

À compter du 8 novembre, la donne devrait changer, promet le gouvernement fédéral. Le projet de loi C-22 sur le recyclage des produits de la criminalité sera enfin appliqué. Comme c’est le cas aux États-Unis depuis plusieurs années, la nouvelle législation obligera désormais les professionnels (des comptables aux avocats, en passant par les agents immobiliers et les courtiers) à signaler à l’État les transactions impliquant des sommes de 10 000 dollars ou plus (en comptant, s’entend) ou toutes celles jugées douteuses dont ils seront témoins. La moindre des choses…

C’est pour discuter de ce phénomène grandissant et des solutions comme la loi C-22 que se tient à Montréal, du 15 au 17 octobre, la Conférence internationale sur le blanchiment d’argent, une initiative de la GRC. Quelque 500 délégués, provenant de 43 pays et émanant de corps policiers, d’agences gouvernementales et du monde des affaires, sont attendus. Le but? Réunir les intervenants de cette problématique, sensibiliser les gens, responsabiliser tous les secteurs d’activités, harmoniser les actions et assurer une concertation pour parvenir à des solutions globales et durables. Ouf! M’enfin, les intentions sont nobles et l’objectif reste la création d’une mouvance anti-blanchiment mieux coordonnée. Pour ce faire, une trentaine d’experts invités s’assureront d’actualiser la problématique et de suggérer des pistes de solution.

Parmi eux, le célèbre Jeffrey Robinson. Cet Américain vivant maintenant à Londres est l’auteur de 18 livres, dont The Laundrymen (1994) sur les rouages du blanchiment d’argent (deux séries télévisées ont été tirées du bouquin) et The Merger (McClelland & Stewart, 1999) sur les stratégies du crime organisé et l’incapacité des gouvernements à les contrer. Consultant auprès des Nations unies, Interpol et le FBI, ce spécialiste de la criminalité internationale prononcera une conférence "marquante" lundi, 15 octobre, sur le sujet des paradis fiscaux et du blanchiment. En entrevue téléphonique, à partir de son domicile londonien, Jeffrey Robinson dévoile à quel point la problématique gangrène le monde et, particulièrement, le Canada, qu’il décrit même comme un "magasin de bonbons" aux yeux des organisations criminelles!

Devant des représentants du monde entier venus assister à la Conférence de Montréal, vous allez prononcer un discours que vous qualifiez de "marquant". Quel message allez-vous livrer au juste?
Je parlerai du besoin de regarder plus attentivement le problème des paradis fiscaux. C’est incroyable de constater le phénomène. Aux îles Caïmans, par exemple, il y a 590 banques, c’est-à-dire une banque pour chaque groupe de 49 citoyens. Dans chaque compte, sont placés environ cinq millions de dollars. Cet archipel comprend même autant de sociétés enregistrées que d’habitants, presque 30 000. Il y a quelque chose qui ne colle pas. Les Caraïbes sont malheureusement une toilette pleine d’argent sale. Pourtant, la présence des banques canadiennes dans ces îles est immense. Les banquiers donnent la possibilité à leurs clients d’y "déposer" de l’argent, de le cacher quoi.

Alors que le gouvernement se soucie peu de la problématique, le blanchiment d’argent s’est encore plus caché. Il a même raffiné ses techniques. Car pour lessiver de l’argent, les moyens ne manquent pas. Le criminel peut tout simplement se rendre dans un casino comme celui de Montréal, acheter des jetons pour un gros montant, jouer un peu, retourner à la caisse et réclamer un chèque en bonne et due forme! C’est tout.

Pour pénétrer le système financier légal avec de l’argent sale, les criminels passent par des employés de banque, de bureaux de change, des maisons de courtage, parfois complices. Puis, toutes sortes de transactions sont faites pour brouiller les pistes de l’origine de l’argent. L’objectif est de confondre cet argent avec celui qui est légal en faisant des investissements en apparence corrects. L’argent est ainsi envoyé dans des paradis fiscaux, à l’extérieur du pays. Je vais d’ailleurs dire aux policiers présents à la conférence que chaque fois que les paradis fiscaux apparaissent dans les enquêtes, il faut soupçonner le pire.

Des commerces-paravents permettent aussi d’introduire dans l’économie légale les profits du crime. Ces sociétés, virtuelles en quelque sorte, sont faciles à créer. Par exemple, on peut fonder ce qu’on appelle une International Business Company, IBC. Dans les Caraïbes, ce sont des compagnies que vous pouvez acheter sur Internet en moins de 48 heures et pour 2000 dollars US. Ce ne sont pas plus que des morceaux de papier qui confirment que vous êtes propriétaire. Avec le papier, vous êtes le patron d’une entreprise X et vous pouvez ouvrir un compte en banque au nom de la compagnie. Bref, ce sont de simples sociétés-écrans, des coquilles, qui ne font rien du tout sauf cacher l’argent sale.

C’est un grave problème, le blanchiment, vous savez. Les gouvernements en ont pourtant toujours minimisé l’impact. Il coûte véritablement une fortune aux contribuables! C’est une menace pour l’économie légale, le tissu social et économique. De plus, si l’argent sale disparaissait du jour au lendemain, il y aurait une grave crise économique! Les fonds tirés du crime sont présents partout et supportent l’économie de plusieurs pays.

Comment décrivez-vous le problème du blanchiment d’argent au Canada? Le Canada ne possède pas une très bonne réputation, n’est-ce pas?
Oui, et c’est malheureux. Le Canada a tous les atouts pour attirer les criminels et les blanchisseurs. Les États-Unis sont le plus vaste marché de drogue au monde. Or, les lois sont plus sévères aux États-Unis contre le blanchiment. Où va l’argent, alors? Les criminels regardent du côté du weakest link, le Canada.

Effectivement, les lois ne sont pas très sévères. Les contrôles sont mous. Par contre, les institutions financières sont avancées et les transactions, faciles. Ce système bancaire moderne est une aubaine pour les criminels! De plus, la frontière n’est presque pas patrouillée. Le travail des corps policiers est miné par des règles bureaucratiques contraignantes.

Pourtant, le Canada a créé le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) pour tenter de ralentir le blanchiment d’argent et de détecter les transactions douteuses. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une mesure efficace?
Écoutez-moi bien: les politiciens canadiens ne comprennent catégoriquement rien à la problématique. Rien du tout! On préfère combattre le crime local, c’est plus populaire. Combattre le crime transnational, c’est plus difficile et pas tellement vendeur auprès des citoyens.

D’accord, le gouvernement a créé le FINTRAC (CANAFE en anglais), mais il ne sert à rien en pratique! Par exemple, vous êtes enquêteur à Westmount et vous voyez qu’un certain Monsieur X blanchit de l’argent, a un compte de banque ici, un yacht là, une compagnie ailleurs qui prend beaucoup d’argent: vous appelez aussitôt FINTRAC pour avoir plus de détails sur cette personne en leur disant que vous avez des doutes. Un fonctionnaire vous répond: "Monsieur, on ne divulgue pas de renseignements." C’est aberrant! Actuellement, c’est plutôt FINTRAC qui a le pouvoir d’appeler les flics pour dire qu’ils ont un doute sur un individu. Ces fonctionnaires n’ont pourtant aucun intérêt à faire cela! Ils ne sont même pas sur le terrain. Bref, il y a des obstacles insurmontables! C’est ridicule comme système.

Parmi vos solutions, vous soulevez dans The Merger la possibilité de responsabiliser davantage les gens du milieu des affaires, les professionnels qui manipulent l’argent sale de façon consentante ou non (comptables, banquiers, avocats, agents d’information de compagnies, employés de bureaux de change et de la Bourse). Est-ce que s’attaquer directement à l’avoir des groupes criminels représente la véritable solution?
Depuis longtemps, j’affirme que ces professionnels doivent être surveillés. Ce sont eux qui permettent le blanchiment d’argent. Si on les pousse à dénoncer les transactions d’argent sale et que celui-ci soit saisi, les groupes criminels sont en difficulté. Il faut comprendre que les groupes criminels sont devenus des grandes entreprises, des multinationales. Elles ont beaucoup de liquidités à faire gérer, tout comme les entreprises légales. Elles ont donc besoin de gens pour faire circuler leurs profits et les investir ailleurs, les blanchir en d’autres mots.

Justement, la nouvelle loi canadienne sur le blanchiment d’argent demande aux professionnels de rendre des comptes, de signaler des transactions financières douteuses et d’en avertir aussitôt le gouvernement fédéral. Ne s’agit-il pas d’une action dans le bon sens?
C’est une bonne idée, mais il aurait fallu la mettre de l’avant il y a bien longtemps. Maintenant, le mal est fait. Et cela ne marchera jamais, je crois. Il y a encore une fois trop d’obstacles. Les transactions douteuses ne seront pas dénoncées, puisque ce n’est pas dans l’intérêt de ces professionnels. Les gens n’ont pas le réflexe de poser trop de questions, sinon ils perdent leurs clients et, surtout, leurs primes. Le système fonctionne à l’envers. Il ne faut pas laisser le soin aux professionnels de nous signaler quelque chose, il faut les solliciter plus directement, les surveiller de près.

Des avocats et des banquiers s’opposent à la nouvelle loi, prétextant qu’elle viole le secret bancaire et la confidentialité existant entre eux et leurs clients. Leur collaboration n’est pas gagnée…
Mais plus important que cela, cette législation vole directement dans la poche des avocats! C’est une menace réelle pour eux. Si l’avocat canadien refuse de transiger avec un client étranger qui désire investir ici et demande ainsi plus d’information sur la provenance de l’argent, le type va partir et l’avocat perdra l’affaire. Les avocats et les banquiers protègent la confidentialité entre les clients et eux parce que la loi complique un peu leur travail et qu’elle va leur coûter cher. Je vous pose la question: lors d’activités commerciales, quand un individu s’apprête à investir de l’argent, pourquoi le client doit-il être protégé par le secret si l’argent est sale? L’avocat doit avoir la responsabilité de refuser l’argent s’il ne peut pas confirmer son origine. En fait, les avocats sont contre une réglementation sévère de leur profession.

On a souvent l’impression que le crime évolue beaucoup plus vite que les gouvernements et leurs politiques. Est-ce possible que, encore une fois, malgré les nouvelles législations, des vides perdurent et soient exploités par les organisations criminelles?
On vit dans un système à deux vitesses. Je m’explique. Si l’on continue avec FINTRAC et des lois peu efficaces, les criminels vont prendre le dessus. Mais, à partir du moment où l’on donne plus de moyens aux policiers, qu’on passe des lois qui ne visent pas le crime local mais bien le crime global, on gagne alors un peu de terrain. Par exemple, chose importante, il faut créer au plus vite une organisation internationale formée des corps policiers du monde entier ou, du moins, de quelques pays. Car leur pouvoir s’arrête à leurs frontières nationales. Pourtant, l’armée fait ce genre d’alliances tout le temps.

Jusqu’à maintenant, les alliances entre corps policiers ne sont pas permanentes et concernent des enquêtes particulières. Une collaboration entre corps policiers prend des semaines à s’accomplir. Le crime organisé, lui, prend seulement quelques secondes pour cacher l’argent ailleurs. Bien souvent, tous les gouvernements manquent de volonté, car ils veulent conserver l’indépendance de leur juridiction, au détriment d’une lutte globale.

Pourtant, il existe bien une organisation internationale: le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI). Entre autres, elle publie chaque année une liste noire de pays qui n’investissent pas assez d’efforts pour contrer le blanchiment d’argent. Que pensez-vous de son travail?
Ils sont bien gentils, les représentants du GAFI. Ils font d’excellents meetings, près de terrains de golf et de piscines. Autrement, ils ne font absolument rien! Une fois par an, ils pointent du doigt des responsables, puis, ils disent au revoir.

Le GAFI estime que le Panama est une poubelle pleine d’argent sale. Ah oui, c’est nouveau ça? Tout le monde le sait depuis très longtemps. Il faut quand même dire que le GAFI a amené des pays à améliorer leurs façons de procéder, incluant le Canada. La seule chose que devrait faire le GAFI, c’est de forcer tous les pays à réclamer l’origine de l’argent, sinon les fonds sont bloqués. À partir du moment où l’on fait cela, les choses changent. L’argent est le nerf de la guerre, vous savez.

L’argent semble à ce point le nerf de la guerre que plusieurs pays ont récemment pris des mesures pour geler les fonds d’individus, de groupes ou de sociétés qui sont présumément liés au terrorisme, particulièrement celui du réseau d’Oussama ben Laden, Al-Qaida…
Enfin. Pourquoi ne pas l’avoir fait avant? Il faut toujours arriver à la limite pour qu’une action soit entreprise. Les gouvernements peuvent se donner le droit de geler des fonds s’ils ont des soupçons. L’argent du terrorisme, ne l’oublions pas, est le même que celui du crime organisé, bien souvent. L’Afghanistan est le pays d’origine de 70 % de l’héroïne présente en Europe… Les mesures mises de l’avant contre le blanchiment et le terrorisme sont bonnes, à condition qu’elles durent. Mais je suis cynique, je pense qu’on va oublier ça très vite.

Le récent attentat démontre l’étendue du terrorisme et du crime organisé. Il faut s’entendre unanimement sur ce qu’est justement le crime organisé. Il est partout. À problème mondial, solution mondiale. Et ça, j’ai peur que ce soit encore long avant qu’on s’en aperçoive.