La mafia russe : Main basse sur la Russie
Société

La mafia russe : Main basse sur la Russie

La Russie est gangrenée par une mafia qui en a fait la plaque tournante de la pègre mondiale. L’Américain d’origine russe PAUL KLEBNIKOV a étudié ce phénomène qui a engloutie le pays dans la morosité. Rencontre avec le détracteur de la mafia  russe.

Au début des années 90, Paul Klebnikov, rédacteur senior au célèbre magazine Forbes, Américain d’origine russe et docteur en histoire de la Russie, est affecté à Moscou. Il découvre un pays gangrené par la corruption, la violence et un vertigineux vide politique dans l’après-communisme. Mikhaël Gorbatchev, le père de la perestroïka, n’étant plus maître, l’Occident jette son dévolu sur des réformistes qui promettent de faire entrer le pays dans la modernité. À leur tête, le bouillant Boris Eltsine.

Mais, bien vite, il appert que cet homme au fort penchant pour l’alcool délaisse de plus en plus l’État au profit de personnalités douteuses qui reprennent sur elles le pouvoir politique et se disputent avec fracas la richesse du pays. Moscou se transforme alors en zone de combats, devient la plaque tournante de toute la pègre mondiale, alors que les réseaux terroristes viennent s’y approvisionner.

La mafia russe a grandi avec une telle fulgurance et une telle violence qu’elle est en voie de reléguer au rang de madeleines les parrains italiens, les cartels colombiens et les motards du Québec. Ses moyens? Un véritable arsenal de guerre. En 1996, le ministère de l’Intérieur russe recensait, pour 27 gangs seulement, quelque 3 900 armes à feu, 15 500 grenades, 91 lance-grenades. Les meurtres sur commande passaient de 102, en 1992, à 562, en 1994. En 1996, 40 000 sociétés commerciales étaient désormais sous son contrôle (40 % des sociétés privées, 50 % des banques, 60 % des sociétés d’État). Il y a quatre ans, Jimmy Moody, le patron du FBI, affirmait au Congrès que la mafia russe devenait l’organisation criminelle la plus puissante aux États-Unis! Avec près 100 milliards de dollars, la mafia russe infiltre les structures de l’État russe et ne se contente plus de collaborer avec le pouvoir: elle devient le pouvoir.

En décembre 1996, Paul Klebnikov dresse le portrait d’un certain Boris Berezovski, qu’il présente alors comme le Parrain du Kremlin. Celui-ci réplique en lui intentant un procès pour diffamation. Quatre ans plus tard, le journaliste a relu tous les documents glanés au cours de ses multiples séjours, suffisamment pour commettre un ouvrage édifiant sur le hold-up de tout un peuple par une mafia sans scrupules: Parrain du Kremlin: Boris Berezovski et le pillage de la Russie (Éditions Robert Laffont). Il dépeint une grave situation en répondant à nos questions…

Au centre de la magouille russe, vous placez Boris Berezovski. Qui est cet homme?
Berezovski a eu un parcours singulier: alors que les riches de la nouvelle Russie avaient hérité de la défunte Union soviétique, lui avait surgi de nulle part et réussi à fédérer sous sa commande les pouvoirs du crime, du commerce et de la politique. Nul n’a profité autant que lui de la descente aux enfers de son peuple. Très astucieusement, il est parvenu à remettre en selle, en 1996, un Eltsine miné par l’alcool et des problèmes cardiaques, se taillant une place d’éminence grise du Kremlin. Il a échappé à tout: un attentat au cours duquel son chauffeur fut décapité, des procédures judiciaires des plus touffues, des guerres de clans et de multiples trahisons.

Lorsqu’il flaire la fin imminente d’Eltsine, il sort de l’anonymat Vladimir Poutine, un ancien officier du KGB, et lui pave le chemin vers la présidence. Mais cela ne suffisant pas à convaincre les Russes exaspérés par la corruption dans le pays, Berezovski joue une carte ultime: dès mars 1999, des actes d’affront attribués aux rebelles tchétchènes (derrière lesquels plane l’ombre de Berezovski) justifient l’entrée de la Russie en une guerre qui rallie le peuple derrière le président et son dauphin. La démission d’Eltsine conclut la spectaculaire opération concoctée par Berezovski qui attend de Poutine un dévouement reconnaissant.

Mais deux mois après son accession au pouvoir, Poutine se retourne contre son "maître" qui, avec un impressionnant aplomb, se mue en mécène et défenseur des droits de l’homme. Le loup ne meurt jamais.

Dans cette Russie, devenue plaque tournante des terroristes, ont circulé plusieurs noms dont celui du sinistre Oussama ben Laden. Iriez-vous jusqu’à impliquer Berezovski dans les attentats du 11 septembre?
Peut-être pas jusque-là, mais les deux se ressemblent sur plusieurs points: ils profitent de sociétés en détresse (la Russie anarchique et l’Afghanistan en guerre) pour éclore, corrompre des agents de l’État et faire affaire avec des fondamentalistes, des terroristes et des gangsters.

Ils incarnent aussi l’avatar de nos politiques de double jeu dans les pays en désarroi. Rappelez-vous que Ben Laden est une créature de la CIA, que nous frayons avec des États comme l’Arabie Saoudite, grandes financières pourtant des groupes terroristes, tel le réseau Al Qaeda.

Après les attaques du 11 septembre, Poutine va-t-il tenter d’avoir les coudées franches sur la Tchétchénie qu’il accuse aussi de terrorisme?
Bien entendu, et encore, la Tchétchénie ne sera qu’une portion minime du gain. Après la chute du communisme, la Russie a eu la possibilité de rejoindre la famille des Occidentaux, comme l’Allemagne-de-l’Est. Mais à cause de réformes mal négociées et d’un certain aveuglement de l’Occident, elle a raté le train. Maintenant, une magnifique deuxième chance lui est offerte, cette pseudo-guerre qui commence contre le terrorisme sera pour Poutine une occasion de dire aux Occidentaux: "Nous sommes avec vous comme au cours des deux guerres mondiales, nous sommes des alliés." La Tchétchénie sera un petit élément dans la grande reconfiguration mondiale qui s’annonce.

Sous Eltsine, dites-vous, toute la racaille du monde se donna rendez-vous en Russie…
Connaissez-vous un autre pays au monde où l’on puisse devenir milliardaire en un an? La Russie des années 90 avait sombré dans une telle anarchie que les crapules n’hésitèrent pas à s’emparer de sa richesse.

La pègre que vous décrivez ressemble à une hydre à mille têtes, increvable. Peut-on avoir espoir pour la Russie?
Oui, car comme pour les alcooliques, il faut parfois atteindre le fond pour remonter. Et je crois que la Russie y est rendue. Si Poutine a encore l’appui des milieux d’influence du Kremlin, c’est qu’ils ont compris que les Russes avaient besoin d’un homme d’ordre et en avaient marre des gangsters drapés dans les prétentions capitalistes. La question est maintenant de savoir si, avec toutes les saignées subies, la grande Russie pourra renaître de nouveau et s’imposer sur la scène internationale. L’histoire regorge hélas d’exemples de chutes définitives de certaines civilisations. L’avenir seul pourra le dire…

Les gangsters qui dépeçaient la Russie au milieu des années 90 ressemblaient à des enfants imitant des films de guerre. Ils s’affublaient même de noms comme Rambo, Terminator…
Un homme jeune, en bonne santé et avec une bonne tête n’avait point d’autre voie d’enrichissement en Russie post-communiste que la pratique du business et du gangstérisme. Certains étaient plus dans l’un que dans l’autre, mais le terrain était unique.

Et qui est Poutine? Est-ce le Monsieur Propre encensé par les milieux financiers, ou le tyran dénoncé par les défenseurs des droits de l’homme?
Il y a des choses dans le passé de Poutine qui sont certes sales; mais il a la rigueur nécessaire pour ramener la Russie sur la bonne voie. Le trône définit le roi: toute l’anarchie constatée sous Eltsine s’explique en gros par le fait qu’il était incapable de travailler. En soi, il n’était pas corrompu. Il n’en avait pas besoin, il avait tous les pouvoirs. En fait, Eltsine passait peu d’heures au Kremlin, souvent ivre, malade et déprimé. Le gouvernement n’ayant pas de chef, la mafia et son entourage se laissaient aller.

Avec Poutine, ce sera différent: il sera démocrate ou dictateur; mais, au moins, il y aura un chef en maîtrise de l’appareil du gouvernement, et pouvant répondre de celui-ci.