![Dissidents en exil : Témoins à la barre](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10654_1;1920x768.jpg)
![Dissidents en exil : Témoins à la barre](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10654_1;1920x768.jpg)
Dissidents en exil : Témoins à la barre
Mme SULTANA MAWLANAZADA et M. AHMAD YASEEN FARKAHARI connaissent très bien les talibans, les ennemis jurés des Américains. Non seulement parce que tous deux sont Afghans et qu’il n’y a que quelques mois ils habitaient toujours au Moyen-Orient, mais surtout parce qu’ils ont combattu le régime fondamentaliste. Une lutte qui fut marquée par l’emprisonnement de M. Farkahari. Rencontre exclusive avec un couple d’intellectuels dissidents venu se réfugier à Québec.
Baptiste Ricard-Châtelain
Photo : Erick Labbé
Professeur de littérature, écrivain et journaliste, M. Farkahari a commis une faute impardonnable aux yeux des talibans: il a rédigé plusieurs articles les mettant en cause dans le trafic de l’opium et soulevant un doute à propos de la légitimité de leur pouvoir. Ils ont décidé de lui faire avaler sa langue.
C’est, du moins, ce que les conjoints nous relatent, avec une pointe de nervosité dans la voix. Ils sont bouleversés mais tiennent à raconter ce qu’ils ont vécu. Une façon pour eux de nous permettre de découvrir, de comprendre les événements dont leur nation est le théâtre.
À l’arrivée des talibans à la tête de l’Afghanistan, en 1996, ils avaient déjà quitté leur terre natale depuis peu, pour le Pakistan. Histoire de se mettre à l’abri avec leurs deux enfants. "On a quitté Kaboul [capitale afghane] parce qu’on avait des problèmes avec l’armée de Russie, se souvient Mme Mawlanazada. Il a écrit des articles critiques. L’armée de Russie voulait prendre l’Afghanistan et on ne l’acceptait pas et il a écrit contre cela. Notre position n’était pas facile à accepter à Kaboul. C’est pour cela qu’on est sortis, parce qu’on avait peur. Peur pour notre sécurité."
Une fois la frontière traversée, tous deux enseignent à leurs compatriotes en exil. Mais, cela n’empêche pas M. Farkahari de prendre la plume à l’occasion et de collaborer avec une demi-douzaine de journaux de Kaboul et du Pakistan. "Il a continuer à écrire, surtout contre les talibans", poursuit sa femme, la seule à maîtriser la langue de Molière.
"J’ai rédigé des articles sur différents sujets tels que Qui sont les talibans? ou La drogue en Afghanistan", enchaîne-t-il, en anglais. Les extrémistes n’ont pas apprécié. D’ailleurs, ils auraient mis un terme aux activités de tous les médias libres du pays afin de limiter ce type de contestation. "En Afghanistan, il y avait beaucoup, beaucoup de journaux, de stations de radio et de télévision. Mais après leur venue, ils ont tous été fermés."
Puis, un jour de 1998, alors qu’il se trouvait, seul, à la lisière entre les deux pays, ils lui ont mis la main au collet. "Les talibans m’ont arrêté et j’ai été enfermé durant deux mois dans une de leurs prisons, assure-t-il. Ils ne m’ont absolument rien dit sur les motifs de mon arrestation. Et, ils m’ont battu trois ou quatre fois par jour."
Mme Mawlanazada s’est fait du mauvais sang. "Je savais qu’il était enfermé, mais je ne savais pas exactement où. À quelques occasions j’ai pensé qu’il avait été tué…"
Comment a-t-il réussi à s’en sortir? "Certains membres de ma famille, des amis, m’ont supporté et m’ont aidé. Ainsi, j’ai pu payer à peu près 1500 $ US. Alors les talibans m’ont libéré."
Dès lors, la famille Mawlanazada-Farkahari s’est enfuie en Iran avant de prendre la difficile décision de laisser ses proches derrière elle et d’émigrer chez nous.
Troublantes déclarations
Il peut s’avérer étonnant d’apprendre que le couple ne soit pas demeuré au Pakistan après le triste épisode de l’incarcération. Après tout, il y avait refait sa vie. Mais M. Farkahari certifie qu’au cours de ses recherches, il a appris que les services secrets pakistanais étaient derrière les talibans. "Les généraux liés au ISI [Inter-Services Intelligence] sont venus à Kaboul avec eux il y a quatre ans."
Au dire de l’expatrié, bien que le Pakistan clame haut et fort qu’il s’est rallié aux États-Unis dans la lutte au terrorisme, il n’en est rien sur le terrain. "Il y a 18 000 militaires pakistanais à Kaboul en ce moment", prétend-il. Ceux-ci ne porteraient pas les couleurs de leur pays mais bien les costumes de l’armée afghane, la force guerrière des talibans. Alors, s’ils ont délaissé leurs habits, comment pouvez-vous garantir que ces soldats viennent de l’État voisin? "Ils ne peuvent pas parler pachto ou dari nos deux langues officielles. Ils parlent ourdou ou penjari."
Qu’est-ce qui les motiverait à agir de la sorte? "L’Afghanistan est très intéressant pour le Pakistan parce qu’il veut faire passer des pipelines de pétrole et de gaz naturel en provenance des États limitrophes", croit M. Farkahari.
À leurs côtés, se trouveraient quelques centaines d’hommes en provenance de pays arabes s’entraînant dans les camps terroristes d’Oussama ben Laden. "Je sais parler arabe. Lors de mon dernier séjour, j’ai discuté avec certains d’entre eux. Ils viennent d’Algérie, de Tunisie, d’Arabie Saoudite, etc."
Le couple affirme, par ailleurs, que ces hommes de main d’Oussama ben Laden sont à la tête du trafic de drogue dans la région. "Ils achètent beaucoup de terrains aux Afghans qui habitent loin des villes et ils obligent les paysans à cultiver le pavot sous la menace des kalachnikovs, lance Mme Mawlanazada. Après, ce sont les talibans qui prennent les paquets et qui les vendent par le Pakistan dans le reste du monde."
Les déclarations publiques du pouvoir taliban selon lesquelles ils interdisent le trafic des drogues ne seraient donc que de la poudre aux yeux. "Avant leur arrivée, ajoute M. Farkahari, il n’y avait que quelques zones frontalières où l’on retrouvait des champs de pavot. Mais en 1998, leur leader, le mollah Mohammad Omar, a donné l’ordre à tous les fermiers de trois provinces de ne cultiver que le pavot. Ainsi, en 1999, l’Afghanistan est devenu le premier producteur mondial avec 4800 tonnes par an."
Des clones de ben Laden
Et, bien qu’ils détestent les talibans et qu’ils aient la conviction que ben Laden est le commanditaire des attaques terroristes du 11 septembre, nos deux interlocuteurs réprouvent l’intervention américaine. Ce ne serait pas la solution à tous ces maux. "Ils veulent montrer à tout le monde qu’ils sont forts, analyse Mme Mawlanazada. Mais, si les États-Unis continuent de frapper les pays pauvres, peut-être qu’une multitude d’autres Oussama ben Laden vont naître. Il faut chercher les vraies raisons du ressentiment."
"Il faudrait arrêter les bombardements et emprunter un meilleur chemin. D’autant plus qu’on sait, en ce moment, que ce ne sont pas que des talibans ou des soldats d’Oussama qui meurent, déplore-t-elle. Ce sont les autres habitants de l’Afghanistan qui vont mourir parce qu’ils n’ont pas les moyens de quitter le pays. Les femmes, les enfants, les vieillards qui ne sont pas capables d’aller se réfugier dans les montagnes."
Un cri du coeur d’autant plus vigoureux que la famille de M. Farkahari est au nombre de ces Afghans sans-le-sou qui ne peuvent fuir. "Il y a 15 jours, il y avait encore le service téléphonique à Kaboul. Mais aujourd’hui, le téléphone, l’eau et l’électricité sont des services qui n’existent plus, expose-t-il, abattu. Ma mère, mon père et mon frère sont à Kaboul. Et notre maison est située juste en face, de l’autre côté de la rue, d’une base de l’armée talibane… J’ai vraiment très peur."
Malgré cela, les époux sont résignés. L’offensive des alliés a franchi le point de non-retour. Tout ce qu’ils souhaitent maintenant, c’est que cette guerre soit la dernière que connaîtra leur contrée. "Mais, cette politique de bombardement des Américains, ce ne sera pas efficace à court terme, évalue M. Farkahari. Ce ne sera pas fini avant un mois ou deux."
Il espère que les troupes de l’Oncle Sam sauront couper court au conflit en s’unissant à l’Alliance du Nord, l’armée rebelle de feu le commandant Massoud. Cette milice connaît le terrain et sait, surtout, faire la différence entre un Afghan et un taliban. "Ils ont toutes les cartes, toutes les stratégies. Ils savent exactement quoi faire."
Ainsi, rêvent-ils, leur peuple pourra goûter à la paix et rebâtir un pays pillé, dévasté. L’hécatombe cessera… et les talibans seront réduits en poussière.
Des talibans qui auraient profité d’une population illettrée pour faire la promotion de leur doctrine. "La plupart des gens en Afghanistan ne peuvent pas lire le Coran parce qu’il est en langue arabe, explique Mme Mawlanazada. Comme ça, ils peuvent en profiter et mal l’interpréter. Et, les pauvres gens se disent: "C’est peut-être la vérité.""
Selon elle, l’Islam commande plutôt l’harmonie, le respect et l’égalité des sexes. "Les femmes, on a le droit d’étudier jusqu’à l’université aussi, insiste-t-elle. Au moment où j’étais en Afghanistan, j’étais libre." Au surplus, elle le répète à plusieurs reprises, depuis 1964, huit femmes ont été nommées ministres au sein des gouvernements.
À la fin du conflit, qui devra diriger le pays pour que vos espérances deviennent réalité? "Un gouvernement de coalition. Les Pachtounes, les Tadjiks, les Ouzbeks… tout le monde ensemble! s’exclame M. Farkahari. […] Dans le passé, je n’aimais pas l’ex-roi. Mais aujourd’hui je crois que ce serait vraiment bon pour l’Afghanistan si Sahir Shah revenait." Il pourrait sans doute faire consensus, juge-t-il. Si cela se réalise, allez-vous retourner en Afghanistan? "Oui, par le premier avion!"