Pas besoin de contaminer des masses pour terroriser un pays entier. Il suffit d’un gramme d’anthrax judicieusement posté parmi un milliard de lettres pour que la panique se répande. D’une lettre d’amour envoyée aux bons médias pour s’assurer d’un empoisonnement maximal des esprits. Parce qu’en Amérique, en vertu du droit sacré à l’information et de la dictature des cotes d’écoute, le spectacle continue. Et qui pourrait refuser une aubaine pareille…
La dernière épidémie de peur collective latente qu’ait connu l’Amérique a duré plus que de raison. Le virus, sous sa forme nucléaire-apocalyptique, s’était lentement installé au fond des consciences. L’espion russe était partout. McCarthy traquait le communisme et les Rosenthal faisaient la danse du bacon sur la chaise électrique. Chez Boeing, Northrop et McDonell Douglas, les bombardiers sortaient à la pelle, on était bien content.
Avec la fin de la guerre froide, cette frayeur collective s’était peu à peu diluée. Et vint le moment de grâce tant attendu. Notre victoire capitaliste et l’avènement de l’information continue. Les deux tiers du monde pouvaient bien crever en Dolby stéréo sur Vision mondiale dans les bras d’une pleurnicheuse payée au tarif Union des artistes, vendre du spectacle était bien moins immoral que de vendre des armes. Tous ces enfants engendrés dans le doute par une génération qui n’a pas connu d’autres guerres qu’économiques ne cacheraient pas leur bas de laine sous leur matelas, tandis que quelques-uns, sur Internet, s’approchaient de la frontière ultime en proposant de cloner nos morts en Bourse. Sur un demi-million de télévisions, on s’offrait du bonheur et de la peur par procuration à l’abri des émotions trop vives. Le monde était, au pire, une vaste infopublicité; au mieux, un divertissement géré par les industries culturelles… et Peter McLoad pétait à la télévision.
Le virus de la peur, à l’instar de celui de la variole, possédant tout de même quelques vertus stimulantes et addictives, nous en avons cultivé en vase clos une version synthétique disponible sans prescription pour les 13 ans et plus.
Ainsi, le prochain Homo sapiens carburant au gaz carbonique se rappellera qu’il fut en vogue, durant le dernier tiers du XXe siècle, de tuer l’ennui en se donnant un petit shoot hebdomadaire de frayeur contrôlée. On se fixait le neurone à l’adrénaline en suivant Survivor et en imaginant le pire dans des films catastrophe où périssaient des populations entières. Entre l’ebola et les menaces extraterrestres, il était de bon goût de mimer 1000 fois par jour des morts sans conséquence dans des navets où Segall, Norris, Stallone et tous les défenseurs de la liberté découpaient en tranches du Soviet, du Chinois et des caricatures d’Arabes fourbes et enturbannés. Et maintenant que des terroristes venus du tiers-monde tentent d’empoisonner notre nappe phréatique, l’agent James Bond est-il encore là pour les en empêcher?
Peu importe si souscrire à tout cet imaginaire tordu, c’était inviter la terreur authentique à s’engouffrer à pleines portes, nous avons du mal à différencier fiction et réalité.
La peur, la vraie, la grande, le spectre ancestral de la peste est venu hanter les esprits et le spectacle ne devrait plus divertir personne.
Pourtant, lundi dernier, à Entertainment Tonight, la vedette du jour, entre Tom Cruise ou Madonna, s’appelait Anthrax et elle avait une gueule de bactérie. Pris en otage par leurs formules comiques, les talk-shows américains se sont recyclés dans le dramatique et c’est la peur qui fait désormais recette. Le sérieux de circonstance réinvente une nouvelle forme de stand-up. Après la farce grasse, les mêmes distillent du bon sentiment. Bientôt chez Blockbuster dans la section Histoires vécues: Hécatombe chez les pompiers et L’Évacuation du bureau de poste de Baie-Comeau.
Ça vous écoeure? Il faudra bien s’habituer. Malgré les faillites imputées aux événements du 11 septembre, dans le monde des vases communicants, on imagine difficilement le jour où le pouvoir économique va exiger la censure des médias qui font dans le dramatique. D’autant que Monsieur-Madame Tout-le-monde en redemande.
Eh bien, que tout cela serve! On se serait du moins cru en droit d’espérer que cette grande simulation virtuelle intitulée L’Attaque des forces du mal ait préparé les principaux intéressés au pire.
Même pas. Oscillant entre trop et pas assez, l’Amérique dérape et malgré une élégante façade faite de bondieuseries, ses dirigeants indécis gavés d’antibiotiques ne trouvent pas d’autre solution à la crise nationale que de précipiter tout le monde vers l’État policé.
Lorsqu’un psy en grève de l’Université Laval viendra, dans deux semaines, vous expliquer que, si le déguisement le plus populaire pour l’Halloween cette année est de loin le costume Ben Laden, c’est parce que le peuple exorcise ses terreurs comme il peut, ne le croyez surtout pas. C’est bien plus bête et plus sordide. C’est du cynisme et de l’humour noir. Une autre petite démonstration du mal de mort dont nous nous repaissons comme ces divinités mexicaines au visage de squelette que l’on fête à Noël chaque année. Passés les regrets et les doléances, le 11 septembre nous a aussi montré qu’il n’y pas de limite à notre profonde immoralité. Au fond, l’Amérique n’a pas changé.