![La communauté afghane en émoi : Good Morning, Afghanistan](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10636_1;1920x768.jpg)
![La communauté afghane en émoi : Good Morning, Afghanistan](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10636_1;1920x768.jpg)
La communauté afghane en émoi : Good Morning, Afghanistan
Alors que les États-Unis bombardent l’Afghanistan, la communauté afghane de Montréal, elle, est en émoi. Des Afghans immigrés au Québec craignent que leur pays d’origine ne paie un lourd tribut dans la lutte contre les talibans et le terrorisme. Et sombre encore davantage dans la misère.
Tommy Chouinard
Photo : Stefane Côté
"Hey, regarde! C’est le resto d’Oussama ben Laden!" Cette remarque, lancée à la blague, a bien fait rigoler un groupe d’amis qui déambulaient avenue Duluth, tout juste devant l’unique restaurant de cuisine afghane à Montréal, le Khyber Pass. Son propriétaire, lui, n’entend plus vraiment à rire. Depuis environ un mois, Ramich Farouk encaisse ce type de commentaires, un peu à la légère avec le temps. Une chose est sûre, toutefois: il ne passe plus inaperçu. En effet, sa présence n’a jamais autant fait jaser dans le quartier.
Ironie du sort, l’achalandage a diminué dans ce petit resto chaleureux. Par crainte? "Peut-être, affirme-t-il, je ne sais pas." Par contre, la curiosité des gens, elle, se manifeste davantage. "Il y a moins de gens qui viennent ici pour manger, c’est vrai, estime le propriétaire originaire de Kaboul, la capitale de l’Afghanistan. Mais plusieurs me posent des questions afin de savoir comment c’était de vivre à Kaboul, comment vont les gens là-bas maintenant que la guerre a éclaté. Les habitants du quartier me donnent un soutien moral. La population est vraiment très gentille et compréhensive." Sitôt la réponse terminée, comble du hasard, une dame se présente à une fenêtre entrouverte: "Je vous ai écouté et je vous félicite, monsieur. Lâchez pas!" "Merci, c’est gentil!" lance-t-il pour seule réponse.
Malgré les encouragements, Ramich Farouk avoue avoir la tête ailleurs ces temps-ci. La guerre qui fait rage dans son pays natal l’inquiète, au point de ne pouvoir fermer l’oeil la nuit. "Quand je regarde les bulletins de nouvelles, je me sens très mal, indique celui qui est arrivé au Québec en 1976, ce qui en fait l’un des premiers Afghans à s’être installés en sol québécois. Je pense à tous ces gens qui vivent dans la peur. Leur sort est horrible. Des millions de réfugiés sont coincés, prisonniers des bombes. Des membres de ma famille sont encore là-bas. C’est très épeurant." D’ailleurs, Farouk ne croit aucunement les promesses du gouvernement américain à l’effet qu’aucun civil ne sera tué. "Pensez-vous vraiment que c’est possible? Comme les États-Unis ne veulent pas aller sur le terrain, ils bombardent partout. Inévitablement, cela va toucher des civils." Il n’aurait pu si bien dire. Son scepticisme s’est révélé, hélas, fort à propos, car de récents événements lui donnent aujourd’hui raison. La semaine dernière, entre autres, une bombe dirigée vers Kaboul a en effet raté sa cible et abattu des civils…
Consécration ultime du drame pour Farouk et les Afghans: les frappes pourraient durer encore des mois, selon les dires des autorités américaines, voire plus d’une année. "L’hiver arrive et il fait froid dans cette région, se désole-t-il. Les civils vont mourir sans toit, nourriture et vêtements. C’est terrible de voir comment cette crise est gérée." Mince consolation pour lui, le régime des talibans ("imposé au peuple" et "expert dans la terreur", selon lui) risque fort d’être renversé. Ce souhait est d’ailleurs exprimé par beaucoup de membres de la communauté afghane, qui compte quelque 5000 âmes à Montréal.
Grande rancoeur
Ramich Farouk en veut aux Américains. Certes, il comprend leur réaction devant la mort de 6000 de leurs compatriotes. "C’est un attentat horrible!" commente-t-il. Ce qu’il ne supporte pas, par contre, ce sont le laxisme et les actions contradictoires du gouvernement. "Quand il y a eu les bombes en 1998 dans les ambassades de Nairobi (Kenya) et de Dar es-Salaam (Tanzanie), les États-Unis savaient que Ben Laden en était le responsable. Mais ils n’ont rien fait de sérieux pour tenter de l’intercepter. Le peuple américain devrait en vouloir à son gouvernement, car 6000 personnes sont mortes le 11 septembre en partie à cause de cela. Aussi, Ben Laden a été appuyé par les Américains pour lutter contre les Soviétiques dans les années 80. Il a été armé, entraîné même. Il était un bon ami des Américains. Aujourd’hui, c’est le terroriste le plus recherché! Voyez-vous combien la situation est ridicule?"
Tellement ridicule, en fait, que Farouk en vient à conclure que la politique étrangère américaine manque carrément de vision à long terme. "Prenez par exemple ce fait. Après la guerre civile, en 1996, les talibans sont arrivés au pouvoir. C’est un mouvement qui a été créé par le Pakistan, avec l’appui des États-Unis. Ceux qui sont aujourd’hui des ennemis sont en fait les enfants du gouvernement américain! Aussi, le Pakistan n’a cessé d’aider et d’armer les talibans, sans que les États-Unis disent quoi que ce soit."
Le même reproche est adressé par Asif Safi, un Afghan débarqué au Québec en 1990. "Pendant longtemps, les talibans ont bafoué les droits humains, souligne-t-il. Les États-Unis ont été tolérants, trop tolérants. Ils ont fermé les yeux. Aujourd’hui, ils disent que c’est un régime horrible. Pourquoi l’est-il davantage maintenant qu’avant? C’est incroyable combien la mort de milliers de gens a réveillé l’intérêt du monde pour ce pays où sévissent depuis des décennies la guerre, la famine et la pauvreté…"
Autre source de rancoeur pour Safi: durant la guerre contre l’Union soviétique (1979-1989), les Afghans ont lutté aux côtés des Américains en se fiant sur des promesses qui n’ont jamais été tenues. Selon lui, les États-Unis se sont désengagés et même désintéressés du sort des Afghans. "J’ai l’impression que les 6000 morts américains comptent davantage que les deux millions d’Afghans tués lors de cette guerre, estime-t-il. Les États-Unis nous avaient promis de l’aide et un plan de reconstruction, à cause de notre bonne coopération contre le communisme. Mais nous n’avons rien eu. Rien du tout. Une fois la guerre froide terminée et gagnée, ils nous ont complètement oubliés. Pourtant, nous avons fait la guerre, c’est nous qui avons gagné. Il aura fallu encore une fois la guerre pour que les États-Unis s’aperçoivent qu’on existe." Au terme de la guerre qui fait rage en ce moment, il craint d’ailleurs que les États-Unis oublient, encore une fois, les Afghans.
Asif Safi parle en toute connaissance de cause. Il a lui-même pris les armes pour lutter contre les Soviétiques de 1979 à 1989, avant de venir se réfugier au Québec. En 1998, pour ne pas oublier sa terre d’origine, Safi a décidé d’ouvrir les portes du Centre d’enseignement Said Jamaluddin Afghan, à Longueuil. Cette école, destinée à la communauté musulmane, offre des cours sur la culture afghane et la société canadienne.
À quand la paix?
Asif Safi et Ramich Farouk n’ont pas été victimes de discrimination, ni même de harcèlement, de la part d’individus les associant aux terroristes. Des blagues déplacées, tout au plus (par exemple, une personne a suggéré à Safi de couper sa barbe pour ne plus attirer les soupçons…). Toutefois, les deux Afghans craignent un embrasement de la situation, non pas ici, mais à l’étranger. "Les États-Unis disent que ce n’est pas une guerre contre l’islam, affirme Farouk. Mais je crois que cette impression prend de l’importance dans certains pays musulmans. Certains d’entre eux pourraient connaître des manifestations et de la violence."
Que tous ne s’y trompent pas, prévient cependant Ramich Farouk: quand Ben Laden parle au nom de l’islam, il ne parle en fait que pour lui-même. Sans plus. Et quand il parle de l’avenir des Palestiniens, il ne fait que tenter de rallier une partie de la population derrière sa lutte. "Les musulmans ne sont pas tous des terroristes et les Afghans ne sont pas tous les amis des talibans", répète Farouk, encore et encore. Au cas où…
Selon le propriétaire du Khyber Pass, une solution durable ne se trouve pas dans la guerre à tous crins. Pas plus que la paix ne sera retrouvée avec l’Alliance du Nord au pouvoir, un groupe qui convoite le poste et tente de s’allier aux Américains. "On connaît leur vrai visage, indique Farouk. L’Alliance a été en partie au pouvoir entre 1992 et 1996, et ce n’était pas mieux que les talibans." La véritable solution passe, entre autres, par le retour du roi Zaher Shah, exilé en Italie depuis 1973. "Quand il était là, le pays vivait en paix. Les Afghans ont un grand respect pour lui", souligne-t-il. "Je pense qu’un gouvernement multiethnique qui représente toute la population serait envisageable, ajoute Asif Safi. Il faudrait aussi que la communauté internationale tente de faire quelque chose concernant le drame des Afghans. Sinon, le pays ne connaîtra jamais la paix et le développement."
D’ici là, leurs proches, dont ils sont toujours sans nouvelles depuis près d’une semaine, vivent encore sous les bombes. "J’ai des frères, des soeurs, des cousins et des cousines en Afghanistan, conclut Safi. Depuis des décennies, ils vivent avec la guerre. Je me demande vraiment quand la paix arrivera."