Armée de Marie : Marie a un je-ne-sais-quoi
Société

Armée de Marie : Marie a un je-ne-sais-quoi

Du coeur de la Beauce, l’Armée de Marie tient tête à toutes les instances religieuses, même au Vatican. À la tête de cette organisation, une femme, Marie-Paule Giguère, prétend être la réincarnation de la Vierge Marie. Journaliste au journal Hour, Martin Patriquin s’est rendu à Spiri-Maria, quartier général de cette richissime armée qui prépare le retour de Dieu sur terre.

L’édifice est lové au sein de la campagne québécoise; d’un blanc improbable, il contraste avec le paysage automnal en technicolor et jure avec l’étendue bleue du ciel. Il est d’un blanc si franc qu’il se reflète presque dans l’étendue noire du stationnement à l’avant. Deux statues d’anges dorées observent le tout, affichant un regard approbateur depuis leur domaine de pelouse manucurée.

Entre ces deux anges dorés se tient une statue de la Vierge Marie, au centre d’un bassin d’eau. De sous ses pieds jaillit une timide fontaine. Les mains tendues, Marie surveille ce domaine, de ses gigantesques portes de bois jusqu’à l’immense et fier crucifix au sommet du clocher.

Miracle ou supercherie
Bienvenue à Spiri-Maria, quartier général de l’Armée de Marie, une secte catholique qui prétend avoir 25 000 membres autour du globe. Spiri-Maria tient aussi lieu de foyer pour la soixantaine de religieuses, prêtres et disciples aussi dévoués dans leur foi que le serait n’importe quel catholique pratiquant. On y tient régulièrement des services religieux, bien ancrés dans les habituels rituels de l’Église. Il y a des confessionnaux, il y a de l’eau bénite, et l’habillement sobre des religieuses et des prêtres travaillant au centre traduit une certaine soumission. Il y a même une prière en permanence pour laquelle se relaient religieuses et disciples, prenant leur tour devant l’autel, 24h sur 24. Seule différence, minime à première vue: la Vierge Marie partage la vedette avec Jésus d’une image accrochée au-dessus de la croix à Spiri-Maria.

C’est cette place tenue par Marie aux côtés de Jésus qui constitue l’une des plus importantes menaces à l’intégrité de l’Église catholique selon les autorités canadiennes en matière de catholicisme. Selon ces dernières, les disciples de cette secte auraient été bernés par l’Armée de Marie, poussés à suivre son chef, des plus énigmatiques il va sans dire. "Les enseignements de l’Armée de Marie sont hérétiques", affirme le révérend William Kokesch de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC). "Il ne s’agit pas d’une association catholique reconnue", ajoute-t-il. En 1991, la plus haute cour du Vatican s’est d’ailleurs jointe au CECC pour doublement condamner la secte. Récemment, une missive doctrinale réitérait les affirmations de l’Église: l’Armée de Marie serait essentiellement constituée d’hérétiques.

Tout cela à cause d’une femme de Lac-Etchemin qui, à 80 ans, se dit être la réincarnation de Marie, mère de Dieu.

"Mère Marie est complètement enveloppée par Dieu", affirme Pierre Mastropietro, prêtre pour l’Armée de Marie. "Elle prie chaque jour, mais sa vie est reliée à celle de Marie à un tel point qu’elle n’est pas Marie, mais est Marie en même temps. Si nous tentions de l’expliquer, nous altérerions la signification."

Il ne parle pas de la Vierge Marie, celle d’un autrefois biblique. À tout le moins, pas physiquement. Ce serait plutôt la réincarnation de Marie qui vit au second étage de Spiri-Maria, entourée de ses dévots. Marie-Paule, telle qu’on la connaît, est la raison d’être de Spiri-Maria dans toute sa gloire propre et nickelée. Aux yeux de l’Église catholique, Marie-Paule n’est par ailleurs qu’une bonimenteuse de second ordre, de la poudre jetée aux yeux de quelques naïfs.

Histoire d’une sainte femme
Marie-Paule Giguère, mère Marie pour les dévots, affirme que Dieu a canalisé l’esprit de la Vierge Marie à travers elle depuis 1993. À l’âge de 12 ans, elle aurait été gratifiée par Dieu d’une vision et d’une promesse: elle serait une victime des âmes, elle subirait une vie de douleurs et de souffrances pour le bien de l’humanité.

Au cours des années suivantes, Marie-Paule donnerait raison à Dieu. Mariée en 1944, elle poursuit une existence misérable dans la pauvreté la plus abjecte, victime des sévices d’un mari violent, cinq enfants à sa charge. Elle subira aussi trois des sept interventions chirurgicales prédites par Dieu: une hystérectomie et le retrait de deux abcès de ses seins. (Toutes les opérations sont décrites dans Vie d’amour, autobiographie en vente à la boutique-cadeaux du centre Spiri-Maria.)

En 1958, elle se sépare de son mari, place ses enfants dans un orphelinat et, grâce à un autre décret de Dieu, devient l’incarnation de la Vierge Marie. Sa mission, telle qu’interprétée selon la Bible et décrite dans Une vie d’amour, est de préparer le royaume sur terre pour le retour de Dieu, et d’anéantir le visage du mal.

Alors, Marie-Paule a mis sur pied l’Armée de Marie en 1971. En 1988, elle construit Spiri-Maria en périphérie de son village natal, suivant toujours la volonté de Dieu. Tout au long de l’édification de cette "armée", elle se fait toutefois presque invisible, n’accordant que de rares entrevues, n’étant guère vue s’aventurant à l’extérieur du domaine de Spiri-Maria. Visiteurs, journalistes et curieux confondus, tous doivent se contenter de sa photo, vendue au coût de 1,25 $ à la boutique-cadeaux, ou de l’enregistrement de sa propre lecture de sa biographie.

Avec la parole de Dieu vinrent les visions – incluant, selon ce que disent ses disciples, l’image prophétique de deux édifices écroulés, détruits dans un nuage de fumée et de poussière, qu’elle aurait mentionnée dans un sermon donné en 1980.

Les visions prophétiques et cette idée de réincarnation n’ont cependant pas plu aux autorités catholiques. Bien que l’Armée de Marie ait reçu le titre d’"association pieuse" en 1975, il lui a été retiré en 1987 par l’Église, qui clamait que les enseignements de l’Armée étaient contraires aux croyances établies de l’Église catholique. Toutefois, l’Armée procède toujours à l’ordination de prêtres par les Fils de Marie. Dès lors, l’Armée de Marie se situe dans une zone grise de la religion institutionnelle, existant quelque part entre la secte religieuse et le culte absolu.

Et ses fidèles se réjouissent de cet état de choses car, après tout, la persécution de Marie-Paule par l’Église ne fait que démontrer ce qu’elle est vraiment: une prophète, une sainte qui pave le chemin pour l’arrivée imminente de Dieu sur terre.

"Pensez à tous les serviteurs de Dieu qui ont souffert, explique Mastropietro, un petit sourire distordant ses lèvres, ces gens ont eu un rôle important à jouer dans la purification de certains membres de l’Église."

Mastropietro est un homme nerveux qui ne semble à l’aise que lorsqu’il discute de sa foi et de Marie-Paule. Lorsqu’on lui rappelle qu’il est considéré comme hérétique par l’Église catholique, il répond, d’une politesse outrancière et vantant au passage les vertus de Marie-Paule: "Nous ne jugeons personne." La dévote Sylvie Payeur-Raynauld et lui-même décrivent d’ailleurs celle-ci dans toutes ses contradictions, affirmant par moments qu’elle est la Vierge Marie, se contredisant la seconde suivante, disant plutôt que vit en elle l’esprit de Marie. Aucun d’eux deux n’ira jusqu’à tenter d’expliquer le phénomène, ce dont ils sont incapables, selon eux, tellement il s’agit d’une magnifique et transcendante contradiction dont les pouvoirs mythiques ont confondu les théologiens et même l’Église catholique.

"Nous lui sommes très loyaux, comme nous le sommes pour tout instrument du Seigneur, mais en même temps, elle est tellement simple, si près de nous que nous oublions parfois à quel point elle est importante, raconte Mastropietro, nous oublions que Dieu est à nos côtés."

Pas selon les autorités catholiques cependant, lui dis-je.

"Un jour, ils ouvriront les yeux, et vous aussi. Je l’espère", répond Mastropietro en haussant les épaules. "Autrement, l’Armée de Marie constituera une menace pour vous, pour très longtemps."

Au-dessus de l’épaule de Mastropietro est accrochée l’image de Padre Pio, un prêtre capucin duquel l’Armée de Marie puise son inspiration. Comme Marie-Paule, disent-ils, Pio a été exclu de l’Église parce qu’il affichait les signes de la sainteté. Portant pendant 50 ans les marques de la crucifixion, les stigmates, sur ses mains et ses pieds, il a été à la fois adoré par ses disciples et condamné pour masochisme hystérique par l’Église. Son héritage se voit toutefois réhabilité, le pape Jean-Paul II l’ayant récemment béatifié. Les disciples de Marie-Paule sont convaincus qu’un sort semblable l’attend.

"Ce qui nous rassure, c’est que presque toute oeuvre authentique de Dieu a été maltraitée par l’Église", dit Payeur. "Ce n’est qu’une question de temps avant que l’Église ne reconnaisse qu’elle est une sainte."

Pour preuve, Payeur parle du soutien indéfectible des disciples de Marie-Paule. Malgré plusieurs condamnations de la part des autorités canadiennes et de la cour du Vatican, aucun départ, pas un seul membre n’a quitté la suite de Marie-Paule. Grâce à leurs dons, ces fidèles font de Spiri-Maria une organisation florissante. "Nous ne tenons jamais de campagne de collecte de fonds", dit Mastropietro.

Sainte Marie inc.
Partout dans le domaine de Spiri-Maria, le silence est de mise. Pourtant, prières et marches pensives à l’intérieur du bâtiment sont souvent dérangées par de très violents bruits provenant de l’extérieur: le rugissement des moteurs au diesel et des bulldozers. Spiri-Maria, un endroit qui ressemble beaucoup moins à une église qu’à un parc d’amusement pour croyants, est en pleine expansion. L’édifice de 15 000 mètres carrés est en voie de s’adjoindre une nouvelle résidence pour religieuses. On dit que Marie-Paule est à la tête de ce développement, avec l’aide de Dieu lui-même.

En dépit des réprobations de l’Église catholique (sans parler du bruit ambiant pour cause de chantier), les autobus continuent d’affluer aux portes de Spiri-Maria. Les croyants entrent en masse dans cette maison de dévotion et se jettent, habituellement en quelques secondes, à genoux. Certains sont ébaubis devant tant de beauté. Certains en pleurent.