![La désillusion du travail autonome : C'est qui, le boss?](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10696_1;1920x768.jpg)
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La désillusion du travail autonome : C’est qui, le boss?
Depuis le début des années 90, le travail autonome est louangé, voire idéalisé. Pas de 9 à 5, ni d’horaire fixe, ni de patron, ni de collègues indésirables… Pourtant, le travailleur indépendant est contraint de vivre dans l’insécurité totale. La liberté, vraiment?
Sophie Legault
Photo : Stefane Côté
On connaît tous quelqu’un qui "travaille à son compte". Couturière, vendeur d’assurances, journaliste, consultant, artiste. Peu importe leur domaine de travail, ils ont la paix, croit-on, puisque personne pour leur taper sur la tête. Ils ont le loisir de planifier leur horaire de travail comme bon leur semble, se plaît-on à imaginer, et peuvent donc se permettre grasses matinées et parties de golf en pleine semaine. La cohue du métro et les frais de gardienne évités, ils semblent bénéficier du meilleur contexte de travail qui soit. Alors, de quoi se plaignent-ils?
Jean-Sébastien Marsan n’a pas choisi de devenir travailleur autonome. Il est là où le boulot se trouve, c’est tout. Tour à tour salarié et pigiste, il s’est intéressé dès le début de sa carrière de journaliste au phénomène du travail autonome. Ainsi, depuis 1994, il a signé plusieurs articles sur le sujet, entre autres pour Vie ouvrière (aujourd’hui Recto-verso), et collaboré au magazine L’Autonome. Après avoir lu sur le sujet, étudié les rapports gouvernementaux, compilé les statistiques et rencontré les spécialistes de la question, il a tout rassemblé en un petit bouquin de 152 pages, clair, concis et complet: Devenir son propre patron? Mythes et réalités du nouveau travail autonome (Éditions Écosociété). La réalité y est beaucoup moins rose que la fiction.
Comment est née l’idée de votre livre?
Je trouvais que les médias n’abordaient pas souvent les aspects sociologiques, politiques et économiques du travail autonome. Je sentais que ça manquait, un petit bouquin intéressant, pratique, vulgarisateur, qui donne l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur le travail autonome. Ce n’est pas un guide de démarrage d’entreprise, mais un livre qui renseigne sur les avantages, les désavantages, les enjeux, les problèmes du travail autonome au Québec depuis 1990.
À la lecture de votre livre, on réalise que la situation n’est pas des plus rayonnantes, entre autres en ce qui concerne le pouvoir de négociation des travailleurs autonomes. N’y a-t-il pas certains secteurs d’activité où ces derniers ont un peu plus de marge de manoeuvre?
Dans certains cas, oui. Mais un travailleur autonome seul, complètement isolé, sans association professionnelle pour le représenter, sans loi qui fixe un salaire minimum, sans régulation sociale de son secteur d’activité, ne pèse pas lourd devant un donneur d’ouvrage qui est en fait une entreprise beaucoup plus grosse que lui, et qui a les moyens, le fric dont il a besoin pour manger. Je ne vois pas en quoi on peut négocier d’égal à égal dans cette situation.
Il est faux de faire croire aux travailleurs autonomes qu’ils sont des entrepreneurs, des gagnants, qu’ils vont réussir à s’en tirer seuls par simple effet de rareté sur le marché. Ça ne correspond pas à ce qui se passe sur le terrain.
À votre avis, les travailleurs autonomes choisissent-ils de l’être?
J’ai l’impression que pour la majorité d’entre eux, ce n’est pas un choix. Les études que j’ai consultées et les gens que j’ai rencontrés me l’ont bien enseigné. D’ailleurs, dans la vie, pour ce qui est du travail, on ne fait pas des choix, mais on prend ce qui passe. Le taux de chômage au Québec au cours des années 90 n’est jamais descendu en bas de 8 %.
Avoir le choix, ça veut dire que tout le monde puisse vraiment passer d’un emploi à l’autre, qu’on puisse bénéficier d’une marge de manoeuvre incroyable, qu’il y ait une pénurie de main-d’oeuvre dans tout poste, tout secteur, qu’il n’y ait pas d’assistés sociaux au Québec, ni de chômeurs. Alors on pourrait peut-être parler de choix. Mais ce n’est présentement pas le cas.
Qu’en est-il de la responsabilité de chacun quant à la place qu’il prend dans la société?
Ça fait partie du discours entrepreneurial de dire: "On vit dans une société libre, on a le choix, et les travailleurs autonomes, ce sont des gagnants, regardez comme ils sont dynamiques et créatifs." C’est de la bullshit idéologique, et c’est une façon bien commode de se voiler la face devant les problèmes très concrets que vivent les travailleurs autonomes.
Je ne pense pas qu’on soit si libre que ça de ses choix. Il y a des contraintes dans la vie sur lesquelles on n’a pas beaucoup d’emprise et je pense que la majorité des travailleurs autonomes le sont un peu par dépit, ils n’ont pas pu trouver mieux. Certains apprécient leur statut, mais ils souffrent d’un paquet de désavantages, comme l’absence de protection sociale et les irrégularités de revenus. Ils ont beaucoup de difficulté à joindre les deux bouts.
N’y a-t-il pas, malgré tout, certains avantages à être travailleur autonome?
Le gros avantage, qui est tout à fait indéniable, c’est de pouvoir organiser son travail; gérer son temps à sa guise, c’est fantastique. L’après-midi, si je n’ai pas envie de travailler, je ne travaille pas, je le ferai le soir ou le lendemain pour me rattraper. C’est tout à fait génial, je suis le premier à le reconnaître.
Mais c’est à peu près le seul avantage. Ça n’empêche pas le fait que les revenus sont très irréguliers, qu’il y a des hauts et des bas très prononcés. Le vrai travailleur autonome vit toujours sur la corde raide.
Quelles solutions proposez-vous?
Il y aurait un gros effort à faire du côté de la protection sociale pour qu’on puisse passer du travail salarié au travail autonome ou à une situation de chômage; ou alors retourner aux études, rester à la maison pour élever des enfants: le tout sans avoir à redouter une absence totale de revenu ou de protection du revenu, ce qui est le cas actuellement. Le travailleur autonome n’a même pas droit à l’assurance-chômage, ce qui est complètement scandaleux.
Par ailleurs, on pourrait favoriser le fait que les travailleurs autonomes se regroupent par secteurs d’activité et essaient de négocier des accords collectifs. C’est difficile à faire parce qu’ils sont souvent solitaires et ont une mentalité très individualiste. Mais je pense qu’avec des associations professionnelles affiliées à des centrales syndicales, on pourrait obtenir des avantages sociaux et juridiques à faibles coûts.
Il faut repenser notre système de sécurité sociale et ne pas lier les gens à un emploi, mais à une activité à temps plein. Plutôt que d’être obligé de maintenir un emploi à temps plein pour bénéficier de la sécurité sociale, on pourrait faire en sorte qu’elle nous suive tout au long de notre vie.
Le gros bout du bâton
Jean-Sébastien Marsan n’est pas le seul à dénoncer le manque d’équité dans la négociation de contrats des indépendants. À l’Alliance québécoise des travailleurs et travailleuses autonomes (AQTA), la présidente est aussi d’avis que ce sont les "donneurs d’ouvrage" qui ont le gros bout du bâton.
"Le secteur des services financiers est un bon exemple de cette situation: les travailleurs autonomes se font proposer des ententes de travail par des compagnies d’assurances ou de fonds mutuels. Le conseiller accepte de signer ou non, mais il n’a pas du tout de marge de manoeuvre pour la négociation", déplore Renée Moore.
L’AQTA prône ainsi la mobilisation des travailleurs autonomes pour un meilleur pouvoir de négociation. "À partir du moment où les travailleurs autonomes vont se regrouper sous un même chapeau, ils auront un pouvoir de parole plus grand. C’est clair que ça leur donnerait un droit valable d’être entendus, souligne Renée Moore, elle-même travailleuse autonome pour le compte de l’AQTA. Ils pourraient établir des paramètres minimaux de conditions de travail, dans chacun des secteurs d’activité, afin de ne pas accepter n’importe quelle sorte de contrat. Ce serait déjà très bien." (S. L.)