Vie privée sous surveillance : Marketing ou espionnage
Société

Vie privée sous surveillance : Marketing ou espionnage

Sans que personne ne s’en doute, des compagnies récoltent des renseignements au sujet des consommateurs et en font d’énormes bases de données destinées à leurs stratégies de marketing. Et la vie privée dans tout ça?

De l’informatisation des transactions bancaires aux multiples bases de données qui stockent, analysent et décortiquent les habitudes des consommateurs, la vie privée est-elle devenue un concept vieillissant que nos petits-enfants conjugueront au passé simple?

Car aujourd’hui, la récolte d’informations se fait sur tous les fronts. Si on regarde de plus près les outils utilisés par l’entreprise pour alimenter des bases de données diverses et orienter leurs campagnes de publicité, on ne peut qu’être inquiet en pensant à l’avenir. Les banques possèdent sous forme numérique la trace de pratiquement toutes les transactions financières effectuées à travers le monde! Et les éditeurs de sites Web épient notre comportement d’internaute à l’aide de témoins (cookies) qui se logent dans notre ordinateur. Bref, les entreprises accumulent à notre sujet des montagnes de données jusque-là tenues secrètes et connues uniquement de la personne concernée…

Une pléiade de technologies poussées permettent cette récolte. Par exemple, Profilium, une entreprise québécoise, veut fusionner les données que possèdent les opérateurs de téléphonie cellulaire (qui concernent le déplacement géographique des abonnés) avec des logiciels qui serviront à créer des profils de consommateurs. En termes clairs, avec ce genre d’outil, on pourra désormais extraire d’une base de données tous les utilisateurs de téléphones cellulaires qui étaient au Centre Molson (un soir de hockey) et leur envoyer une pub de bière. On appelle ça les location-based services. C’est le nouveau buzzword de l’industrie… Et pour cause: avec cette technique, on sait où se situe un abonné à n’importe quel moment!

Dans notre société de consommation, l’information est devenue le nerf de la guerre. Mais le consommateur dans tout ça? Ne risque-t-il pas de souffrir d’une "écoeurite aiguë" à la longue? Ne commence-t-il pas à s’inquiéter de ce que connaissent les entreprises sur son compte? Peut-être. Selon un rapport de Statistical Research, publié en juin 2001, 67 % des internautes abandonnent un site Internet qui leur demande des informations personnelles, alors que 21 % d’entre eux entrent de fausses informations pour accéder au site en question. Vigilance… Autrement dit: "Ton profil de consommateur, tu peux te le mettre où je pense!"

Énorme machine
Selon de récentes statistiques publiées par le groupe Privacy Foundation aux États-Unis, 14 millions de travailleurs américains (27 millions à travers le monde) seraient sous surveillance continuelle. On parle ici d’une surveillance électronique qui va du simple enregistrement de nos habitudes de navigation sur Internet jusqu’à la récupération systématique de tous les courriels envoyés en milieu de travail. Dorénavant, les entreprises pourraient baser leurs décisions de renvoyer ou pas un individu en analysant les données récoltées au fil de cet espionnage interne.

Le plus bizarre dans toute cette histoire, c’ est que, toujours selon la même étude, la motivation première des entreprises les poussant à mettre en place de tels systèmes ne serait pas liée à la productivité mais plutôt au fait que la technologie est peu coûteuse… D’ailleurs, il serait faux de penser que ce genre de surveillance se fait de façon continue, on l’utilise plutôt pour corroborer d’autres soupçons qui pèsent sur un individu. Une épée de Damoclès…

Dans son livre Big Brother.com, La vie privée sous surveillance, Reg Whitaker, spécialiste en sciences politiques et professeur retraité de l’Université de York à Toronto, s’est mouillé au contact de cet océan de renseignements personnels qui circulent sous forme numérique, tant au sein de l’entreprise privée que dans les institutions gouvernementales. En regardant de loin cette énorme machine qu’est le renseignement sous toutes ses formes, avons-nous raison de frissonner?

Whitaker répond: "Dans le secteur privé, ces informations sont utilisées le plus souvent pour des fins de marketing ou d’opérations. Tous ces renseignements ne sont pas vraiment regroupés en un tout. Ce qui importe, c’est de savoir comment l’information est échangée. Cela peut se faire de différentes façons: une compagnie qui veut lancer un produit particulier peut vouloir accéder à de gigantesques bases de données. De plus, comme toutes ces informations se retrouvent sous forme numérique, rien ne peut être fait pour éviter qu’elles soit transférées d’une place à une autre. Mentionnons toutefois qu’au cours des dernières années, on a vu apparaître bon nombre de lois au Canada et au Québec. On n’aura bientôt plus le droit de vendre ces informations, sauf si l’individu a donné son consentement. Malgré tout, il reste encore bien des problèmes à régler. Par exemple, les États-Unis n’ont toujours pas de lois dans le domaine, ce qui soulève des inquiétudes puisque, comme beaucoup de transactions commerciales se font dorénavant sur Internet, si vous achetez un produit aux États-Unis, les lois canadiennes ne pourront pas vous protéger… Nous avons besoin de lois communes à tous les pays. Mais il est difficile de légiférer dans le domaine des technologies, parce qu’il change constamment. Si on écrit une loi aujourd’hui, quelqu’un va inventer une autre technologie demain qui rendra la loi désuète."

Même si plusieurs tendances palpables actuellement peuvent faire craindre le pire pour le futur, Whitaker contredit les pseudo-futurologues trop enclins à prédire un avenir orwellien: "Le danger consiste à présumer que les tendances actuelles vont tout simplement se perpétuer d’une façon linéaire et continue, que l’avenir sera comme le présent avec des différences de degré."

Les événements du 11 septembre ont mis en relief à la fois la quantité d’informations que possèdent les gouvernements, et leur faiblesse à les utiliser adéquatement dans un but préventif. Selon Reg Whitaker, "les préoccupations à propos des actes terroristes du 11 septembre ont remis en question le pouvoir des services de renseignement des États. Ce n’est qu’en travaillant ensemble qu’ils pourront vraiment être efficaces." Au Canada, un autre dossier met en évidence les lacunes du gouvernement dans le domaine. Serge Ménard, lors d’une entrevue accordée récemment à Jean Lapierre, sur les ondes de TQS, expliquait la raison pour laquelle Mario Bastien (le pédophile coupable du meurtre d’Alexandre Livernoche) était hors de prison alors qu’il ne devait pas l’être. Selon Ménard, l’officier qui aurait recommandé sa libération conditionnelle l’a fait sans connaître l’existence du dossier psychiatrique de Bastien, lequel pourrissait sur les étagères du fédéral. La technologie a créé un monstre, il reste encore à le dompter…

L’arroseur arrosé
Le Panopticon est un concept inventé par le philosophe anglais Jeremy Bentham, en 1787. Aujourd’hui, on l’utilise comme métaphore dans tous les débats entourant la surveillance.

Le Panopticon est en fait une proposition de design architectural pour une prison. Bentham a imaginé une prison ronde dans laquelle se retrouvent des cellules, tout autour du périmètre extérieur. Aucun détenu ne peut entendre ni voir les autres prisonniers, mais chacun d’eux est observé par un inspecteur, situé au centre de l’édifice. Les détenus ne peuvent jamais voir cet inspecteur. Dans ce théâtre orwellien, Bentham précise qu’il est humainement impossible pour un seul inspecteur de scruter à la loupe les moindres faits et gestes de tous les détenus. Toutefois, dans l’esprit du prisonnier, la seule menace de se savoir sous surveillance est suffisante pour assurer un contrôle.

Une telle prison n’a jamais vu le jour mais la métaphore est restée. Whitaker fait un parallèle entre le Panopticon de Bentham et la situation actuelle: "Avec la technologie que nous avons aujourd’hui, le Panopticon est plutôt bidirectionnel. Ce n’est plus seulement le pouvoir qui surveille le sujet. Désormais, l’inspecteur est lui-même sous surveillance. Dans le monde dans lequel nous vivons, il y a une surveillance de l’État et une surveillance de l’entreprise privée. Tout le monde surveille tout le monde, en quelque sorte!"

Bref, on a même à l’oeil Big Brother!