Jean-Paul L'Allier : Capitaine Québec
Société

Jean-Paul L’Allier : Capitaine Québec

Maire de Québec depuis 1989, il a su sortir la basse-ville de sa torpeur, mais demeure, en ce lendemain d’Halloween et en cette veille d’élections, le cauchemar d’Andrée Boucher. Cela ne semble pas empêcher JEAN-PAUL L’ALLIER de dormir, lui qui se pose un dernier défi avant de tirer sa révérence. Compte rendu d’un face-à-face aux révélations parfois surprenantes avec le premier magistrat.

Premier round: les fusions
On a l’impression que les enjeux de ces élections sont occultés par les clivages pro-fusion et anti-fusion, PQ et PLQ et qu’une grande partie des banlieues votera contre le projet…

"Je ne pense pas que la banlieue soit aussi radicalement opposée et qu’on ait 100 % d’appuis dans la ville de Québec. Parce qu’au fond l’enjeu est le même pour tous les citoyens: leur ville va disparaître et leur compte de taxes va légèrement baisser. On doit tout de même admettre que le discours des opposants aux fusions a marqué la banlieue."

On parle encore de fusions forcées…
"Le gouvernement n’a fait que son travail. Écoutez, ça fait 20 ans que le débat est en marche dans la région, à un moment quelqu’un doit dire: "Troisième acte, troisième scène, fini!""

Mais qu’est-ce que vous répondez à l’habitant de Sillery, par exemple, qui a l’impression de perdre son identité?
"On lui répond qu’il ne perdra pas plus son identité que les gens de Limoilou il y a 100 ans. Quand on est de Limoilou, on n’est pas de Montcalm. Il y a une personnalité propre aux quartiers dont les gens sont fiers, l’identité n’est pas associée à la structure municipale, mais à un milieux de vie."

Certains prétendent que vous êtes le Ali Baba de la ville de Québec qui va piller les banlieues. On dit que Québec est quatre fois plus endettée que Sainte-Foy…
"[Rires!] Pourquoi j’irais piller les richesses des autres? Et puis, l’histoire de la dette, ce n’est pas vrai. Dans notre budget, la dette occupe une place de 24,6 %, le même pourcentage qu’à Sainte-Foy, à son échelle. Une dette se calcule en fonction de la richesse foncière, de la qualité et de la valeur des infrastructures, pas uniquement en dollars."

Maire souverainiste, vous avez déjà retiré le drapeau du Canada du mât de l’hôtel de ville pendant quelques années. Serez-vous le maire des citoyens de banlieues fédéralistes?
"Bien sûr. L’épisode du drapeau est lié à l’échec de l’accord du lac Meech en 1990. Deux matins de suite en rentrant au travail, j’ai vu le drapeau par terre, déchiré. Je ne voulais surtout pas qu’une télévision anglophone voie ça… On a donc fait un compromis avec les militaires qui le montaient de 7h à 9h du matin."

Vous plaidez pour une ville-centre forte, alors que votre adversaire souhaite une structure plus décentralisée. Mais comment faire pour obtenir cette légitimité? Les banlieues représentent 70 % de la population et une bonne part de la force économique…
"Dans la ville nouvelle, la fiscalité, qui est la cause profonde de nos oppositions, va disparaître. Le fonds sera commun, on aura donc intérêt à ce que ça marche. Mais si certains disent: "Moi, je dirige une majorité d’anciens banlieusards et on va mettre Québec au pas", ce sera dangereux. Et puis vous savez, il y a des gens qui ne se souviennent pas que le boulevard René-Lévesque s’appelait Saint-Cyrille, et ça fait cinq ans…"

Au-delà de l’intérêt politique, pour le citoyen type, quel est le grand avantage des fusions?
"Si j’ai une fonction de création d’emploi qui mise sur le marché international ou si je suis universitaire, je suis très content, car enfin on va parler d’une seule voix pour faire la promotion de nos ressources. Si je suis homme d’affaires, je suis content que mon compte de taxes n’augmente pas trop. Si je suis du milieu culturel, je garde L’Allier parce qu’il n’a pas été un ennemi de la culture depuis 30 ans. Le citoyen, lui, aura à choisir entre ceux qui offrent une politique sociale et ceux qui disent que de s’occuper des pauvres, c’est de l’argent gaspillé."

Deuxième round: le quartier Saint-Roch et les transports
La revitalisation de Saint-Roch figurait-elle parmi vos priorités à votre première élection?
"C’était notre engagement principal en 1989, il y avait un rattrapage à faire dans Saint-Roch; pendant 25 ans on a démoli et on a exproprié. Notre objectif était donc de retisser le tissu urbain. Nous avions deux outils afin de développer une capacité d’attraction: le jardin Saint-Roch et l’immeuble de la Dominion Corset, restauré en pavillon universitaire. Au total, 326 millions de dollars ont été injectés, dont 72 millions venant de la Ville. Et sur 15 ans, on envisage des bénéfices de 8 millions."

N’empêche que Saint-Roch demeure un quartier d’éducation ou d’affaires, il y a peu d’espaces habitables. Doit-on craindre que le quartier ne tienne pas le coup à terme, parce que sous-habité?
"Il y a tout de même eu autour de 800 nouveaux logements qui ont été comblés… Reste qu’il y a toujours des risques en ce sens, mais je n’ai aucun indicateur en ce moment pour m’y faire croire. Aussi, la subvention du gouvernement est un manque à gagner pour des emplois, qui autrement n’auraient pas existé. Il n’y a donc pas de raison que cela arrête tant qu’il se crée des emplois. Il faudrait aussi faire en sorte que le quartier devienne une destination de soirée, pour aller au restaurant, etc."

Vous avez relancé l’idée d’un TGV dans le corridor Québec-Toronto, projet qui a déjà échoué. Pourquoi est-il nécessaire et réalisable aujourd’hui?
"Ce projet a fait l’objet de plusieurs études qui n’ont jamais été menées à terme, et chaque fois qu’on s’en approchait, le fédéral suggérait de booster les vieux trains. Pour moi, le TGV est la meilleure réponse au transport interurbain, ça nous désenclaverait et nous rendrait moins dépendant de l’avion."

Il y a aussi la problématique du transport dans la ville qui est criante. Avez-vous des projets pour remédier à la situation? Un train de banlieue par exemple…
"La fusion nous permettra enfin de faire une jonction adéquate entre les deux rives avec le transport en commun. On peut aussi améliorer la situation avec des formes de partenariat voiture-autobus, qui ne rejettent pas l’auto. Un train de banlieue est souhaitable s’il s’inscrit dans un mouvement de consolidation urbaine, autour de points de centralité amenant les gens vers le centre. Si ce n’est qu’une ligne droite qui permet de gagner deux minutes et qui coûte trois quarts de milliard, ça ne vaut pas la peine."

Quel est le principal problème en termes d’urbanisme que vous voudriez régler à Québec?
"Il faudrait mettre en place une sorte de task force pour évaluer la situation des rues de centralité dans la grande ville. Chacun des quartiers a une ou deux rues auxquelles les gens s’identifient, il faut consolider la vie dans ces quartiers-là."

Troisième round: arts, culture et immigration
Vous avez déjà dit que l’art ne devait pas nécessairement être rentable, mais pouvait aussi reposer sur des subventions…
"Je pense que le discours qui veut que l’on aide la culture à la condition qu’elle soit rentable est pourri. Une bibliothèque, ce n’est pas rentable, mais on en a besoin socialement."

Que répondez-vous à ceux qui crient chaque fois qu’on érige une nouvelle statue, sous prétexte que c’est de l’argent gaspillé?
"Dès que j’entends quelqu’un crier qu’il y en a trop, j’en fait une autre, une de plus!"

Croyez-vous qu’il sera possible pour les banlieues de conserver le caractère local de certains événements culturels et les ressources y étant associées, évitant du coup un melting-pot central?
"On a tout intérêt à maintenir tous les événements, jusqu’à ce que les gens du terrain déterminent ce qui doit être intégré. Il est même possible de faire mieux. Pour ce qui est des ressources, 70 % de l’effort régional en sport ou en culture est déjà assumé par la Ville de Québec."

Comment réagissez-vous aux propos du gouvernement qui souhaite attirer plus d’immigrants à Québec?
"La demande vient de nous. Avant, on n’existait pas, tout était centré sur Montréal. Il faut aussi parler de Québec comme d’une destination viable. Déjà, il existe un programme expérimental d’intégration dans Limoilou; il serait bien également d’établir des programmes d’association des entreprises à l’emploi. On doit aussi mieux cibler nos gens, viser les francophiles d’Indochine par exemple. La ville nouvelle pourra aussi avoir un centre multiculturel et faire du soccer un outil privilégié d’intégration."

Quatrième round: Sommet des Amériques et Chine
Après avoir été très enthousiaste au sujet du Sommet des Amériques, on dit que vous auriez été tenté de tout annuler en appelant Jean Chrétien…
"Je n’ai pas appelé Jean Chrétien. Mais on a eu une réunion un mois et demi avant le Sommet avec la GRC, qui venait nous présenter l’état de l’organisation. C’est à peu près à ce moment qu’ils ont décidé du périmètre. À les écouter, la fin du monde s’en venait; il fallait faire ci, il fallait faire ça… J’ai donc dit: "Ben si c’est ça, les gars, crisser votre camp!""

Mais fallait-il être naïf pour croire qu’on ne verrait pas de policiers donnant des claques sur la gueule à des manifestants?
"Il n’y a pas eu de policiers qui ont frappé des gens. Ceux-ci ont accepté, entre guillemets, de se confiner à un rôle où il n’y a pas de contacts physiques alors qu’ils sont habillés pour ça et qu’ils aiment essayer leur équipement. C’est déjà un gain énorme."

Et les balles de plastique tirées à profusion?
"Ce n’était rien à côté de l’intervention à une certaine Saint-Jean. On a appris de ça, on a dit aux policiers de respirer par le nez."

Attendez-vous des compensations?
"Oui, ça s’en vient, mais on ne l’annoncera pas avant l’élection parce que ça pourrait me rendre service. C’est de bonne guerre, ce ne sont pas mes amis de l’autre côté…"

Si c’était à refaire, sachant ce qui s’est passé, plongeriez-vous?
"Ça s’est bien passé dans les circonstances… Mais sachant ce que ç’a été comme encerclement de la ville, non."

Vous me répondrez sûrement que vous voulez faire des affaires avec la Chine, peu respectueuse des droits humains, pour effectuer des pressions démocratiques par le biais du commerce…
"Comme intellectuel, ce que je ne suis pas complètement, je vous répondrais ça. Mais quand on attaque la Chine en l’accusant de ne pas être démocratique, ne pensez-vous pas qu’on fait le jeu de ceux qui ne veulent pas que la Chine se développe?"

Est-ce qu’en tant que maire, vous pouvez parler de démocratie et de droits de l’homme avec les Chinois?
"Oui, on n’est pas des États. Quand ça fait quatre-cinq ans que tu les connais, tu peux en parler très facilement. Un jour, je leur ai parlé des morts de place Tienanmen en 1989 et il m’ont répondu qu’à leur échelle, c’était l’équivalent d’une arrestation ici."

Ce n’est pas de la rhétorique, ça?
"Ça peut être de la rhétorique, mais il ne faut pas faire le jeu des puissances étrangères qui veulent casser la Chine."

Dernier round: Boucher vs L’Allier
La candidature de votre adversaire est paradoxale, car elle a combattu la fusion; la vôtre ne l’est-elle pas tout autant dans la mesure où vous aviez annoncé votre retrait de la vie politique?
"Mon adversaire ne pose pas sa candidature à une ville qu’elle a l’ambition de gérer, elle l’a pose pour que la réforme soit minimale; elle veut s’opposer à l’existence de la nouvelle ville dans sa plénitude. Elle veut s’assurer de consolider la périphérie en 8 nouvelles villes au lieu de 13, son succès serait de casser la ville-centre. Pour ma part, j’avais annoncé mon retrait pour la ville existante, mais au moment où le gouvernement a décidé d’aller de l’avant avec la réforme, on m’a dit: "Y faut que tu continues.""

Vous êtes-vous fait tirer le bras par le gouvernement provincial?
"Non, pas du tout. Mais M. Bouchard m’a dit: "Maintenant qu’on a pris la décision, j’espère que vous allez rester." Or, je me sentais responsable, car les gens de Mme Boucher voulait tout bloquer."

Donc, s’il n’y avait pas eu de Boucher, il n’y aurait pas eu de L’Allier…
"Probablement. S’il n’y avait pas eu Boucher, Mercier et Langlois, moi je ne serais pas là… Ce n’est pas le pouvoir de la nouvelle ville qui m’a tenté, mais le désir de réaliser la réforme."


Jean-Paul L’Allier, citoyen
Vous êtes né à Saint-Scholastique. Quand êtes-vous arrivé à Québec?
"En 1966. J’étais venu en 1956-1957 passer l’été à la Citadelle pour faire mon cours d’officier dans l’armée, j’ai plus tard atteint le grade de capitaine."

Quel âge aviez-vous à ce moment?
"J’avais 17 ans. J’ai triché un peu sur mon âge, il fallait avoir 17 ans en mai, je les ai eus en août."

Quand vous avez choisi d’être candidat à la mairie, vous résidiez à Québec?
"Oui. J’y avais mon bureau de consultant même si 90 % de mes clients étaient à l’extérieur, parce que j’aimais vivre ici. Je suis de ceux qui ont choisi Québec, ceux qui y sont nés ont peu de mérite…"

D’où vient votre attachement pour Québec, ses quartiers, son architecture?
"Quand je me suis fait battre aux élections de 1976 [PLQ], j’ai choisi de rester. Puis, j’ai acheté une bâtisse de cinq étages, au 91, rue Saint-Pierre, je crois. Je l’ai retapé avec un menuisier, j’étais son manoeuvre. À cette époque, nous n’étions que quelques résidants dans le quartier. Il y avait moi, Benoît Côté, le peintre qui avait la Galerie du meuble et quelques avocats. Je prenais de longues marches, j’allais manger au Buffet de l’antiquaire… voilà d’où vient mon attachement."

Quel âge avez-vous?
"63 ans."

Vos enfants sont jeunes…
"Pas tous. Ils ont 15, 18, 33 et 35 ans."