

Pierre Bourque/Gérald Tremblay : Un combat à finir
C’est l’heure des choix, chers amis. L’élection du 4 novembre approche et les deux principaux candidats à la mairie redoublent d’efforts pour séduire les électeurs. Voici une véritable autopsie des deux pugilistes.
Éric Grenier
Photo : Victor Diaz Lamich
On s’était dit de cette campagne électorale qu’elle ne pouvait nous apprendre rien de plus que ce qu’on savait déjà sur Pierre Bourque. Cela fait sept ans que les journalistes, et les citoyens par procuration, scrutent, grattent, fouillent, analysent, psychanalysent, psychisent, et titillent la personnalité du maire. On l’a tellement étudié sous toutes ses jointures, Pierre Bourque, qu’on pourrait en recréer un autre en tous points identique.
Ne vous agitez pas comme ça, on ne fera pas dans le clonage. Comme on dit: un, c’est déjà bien trop; un rien vaut mieux que deux on ne veut pas; et trop, c’est comme assez.
Trêve de perronismes, on connaissait notre grand admirateur de Mao. Je dis connaissait, parce que là, on ne le connaît plus. Pourtant l’homme n’a pas changé – en fait, plus la campagne avance, plus il est lui-même: imbu, autocrate, contradictoire, jovialiste – mais l’environnement dans lequel il se retrouve maintenant est différent. C’est comme une bactérie: elle n’a pas le même comportement selon qu’elle évolue dans le corps d’un homme ou dans le corps d’une vache.
C’est que, depuis sept ans, Pierre Bourque évoluait dans une ville-centre, au milieu d’une constellation de petites communautés autonomes. Une ville au fonctionnement somme toute simple: un conseil municipal avec une opposition, un comité exécutif, des quartiers et des services. Pas de police à gérer, pas de rôle d’évaluation, pas de transport en commun, pas de schéma d’aménagement; toute cette gestion de haut niveau étant entre les mains de la Communauté urbaine de Montréal.
Le 1er janvier 2002, c’est dans un tout autre écosystème politique que Pierre Bourque se retrouverait, si jamais il était élu. Il serait à la tête d’un gros tas d’agglomérats; il n’y aura plus un centre-ville, mais cinq, six; il y aura des villages, des champs de maïs, des champs de bungalows, des dizaines de parcs industriels, des fiefs pour multimillionnaires en bonne santé seulement, etc. Et le maire présidera dorénavant aux tâches autrefois dévolues à la CUM.
Bien entouré, Pierre Bourque saurait se débrouiller. Même qu’il s’y plairait comme un courtisan à Versailles. Enfin, il pourrait se débarrasser des corvées ménagères aux mains des arrondissements et, finalement, s’occuper des vraies affaires à la mesure de son envergure: représentations internationales, cocktails au Mount Stephen Club, chansonnettes aux FrancoFolies…
Le hic, c’est que le nouveau Montréal n’est pas Versailles. C’est plutôt la machine administrative la plus démocratique qu’on ait vue dans ce pays. Peut-être même un peu trop pour être efficace.
Sans être un tyran, Pierre Bourque n’a jamais aimé partager le pouvoir. Or, le terrain en ce domaine est beaucoup plus vaste maintenant, trop pour un seul homme. Pour régner en maître absolu, il ne lui suffit plus d’être élu à la mairie. Il doit s’assurer d’une majorité au conseil municipal. Il doit également faire élire un maximum de conseillers d’arrondissements, pour s’assurer d’être majoritaire… dans une majorité d’arrondissements. Ce qui n’est pas suffisant pour avoir à ses côtés la majorité des présidents d’arrondissements, étant donné que dans les anciennes villes de la banlieue, ce sera le conseiller ayant cumulé le plus de votes qui sera élu président. (À Montréal, les trois ou quatre conseillers de chaque arrondissement se choisiront un président entre eux.) Ce dernier point est important, puisque Pierre Bourque a promis la création d’un "comité des arrondissements", où les présidents se réuniraient périodiquement avec le maire pour accorder leurs accordéons.
On le voit, la gestion du pouvoir dans la nouvelle ville sera un exercice périlleux. Plein de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Or, il se pourrait bien qu’un Pierre Bourque réélu se retrouve en compagnie d’une majorité qui ne serait pas la sienne à l’hôtel de ville. Il devrait composer aussi avec un président et un vice-président au comité exécutif (son conseil des ministres en quelque sorte) qui auraient été choisis par ses adversaires. La majorité des arrondissements pourrait être sous la coupe desdits adversaires, une majorité qui se répéterait dans son "comité des arrondissements", et qui aurait le don de faire scier en deux le maire.
Les gens en poste, les hauts fonctionnaires plus précisément, ne seront plus les marionnettes qu’il aura mises en place. Nommées par le Comité de transition au cours des derniers mois, elles seront les pantins d’autres, des intérêts de la banlieue notamment. Les mêmes qu’il a accusés récemment d’administrer leurs baronnies avec laxisme. Ça n’augure rien de bon; en fait, la perpétuation de ce que la réforme municipale voulait abattre: la lutte fratricide entre Montréalais de la banlieue et du centre.
Gérald Tremblay
Ça va vraiment marcher?
Pour le moment, Gérald Tremblay ne démontre que de l’habileté à mimer son principal adversaire.
Photo: Victor Diaz Lamich
Selon les sondages, Gérald Tremblay fait une chaude lutte à Pierre Bourque. Se rait-il un adversaire coriace? Un rassembleur? Un bon leader? Voici ce qui se cache vraiment derrière l’homme aux allures de comptable…
Le chef dompteur des Éléphants blancs, Michel Bédard, lui-même ex-Rhinocéros, répète à satiété qu’il y a autant de différences entre Pierre Bourque et Gérald Tremblay qu’entre la patate et la pomme de terre.
Et il a raison! En effet, bien que semblables et issues de la même famille, la patate et la pomme de terre sont bel et bien deux tubercules parfaitement distincts, avec leurs couleurs, leurs propriétés et leurs goûts propres.
Certes, sur le plan municipal, il ne faut pas s’attendre à déceler entre les concurrents à la mairie des différences visibles à l’oil nu. Après tout, il n’y a pas de manière communiste, ou libérale, ou nationaliste d’enlever les ordures. Elles doivent être enlevées. La neige, chassée. Le gazon, coupé.
Pour les différencier, il faut soulever la couverte, ou, dans ce cas-ci, éplucher le tubercule, pour découvrir qu’il y a des distinctions entre les deux hommes. C’est que, malgré ses petits pouvoirs comparables à ceux du pansu de gérant du Provigros du quartier, le maire de Montréal peut devenir un "agent de changement et de progrès" (verbiage). Le poids démographique des deux millions de Montréalais qu’il représente lui accorde un pouvoir théorique important. À lui de motiver les Montréalais pour se faire aimer, et, par conséquent, suivre. C’est là que réside la différence entre les deux principaux coqs au combat électoral. L’un vous demande de lui faire confiance, aveuglément si possible; et le second, digne d’un ex-successeur de Robert Bourassa, préfère vous faire confiance, quitte à vous asseoir autour d’une table pour que vous lui indiquiez la route à suivre. Si cette route mène au démembrement de Montréal, il vous suivra quand même. Si vous dites patate, il dira patate. Si vous dites pomme de terre, il dira pomme de terre. À ce niveau, ce n’est plus du sens démocratique, c’est de l’à-plat-ventrisme.
Ses adversaires, et quelques éditorialistes, reprochent à Gérald Tremblay son peu, sinon son absence totale, de leadership. Même les électeurs constatent, selon les sondages, qu’il n’y a qu’un leader, et c’est Pierre Bourque. Ce qui est un vilain défaut. Mais qui peut être compensé par l’habileté. Souvenez-vous de Robert Bourassa, qui avait le leadership d’une minette à lunettes de troisième année primaire. Et pourtant…
Pour le moment, Gérald Tremblay ne fait preuve que d’habileté à mimer son principal adversaire. Pierre Bourque, grand amateur de la pensée magique et du renforcement par le positivisme, voit ses plates-bandes occupées par Gérald Tremblay. Car lui aussi verse dans le jovialisme incantatoire. "L’état d’esprit va changer. Ça va marcher", nous dit-il. Le gouvernement du Québec adoptera et financera son "plan d’affaires" de trois milliards; les banlieusards vont aimer la nouvelle ville au point d’abandonner la nostalgie des anciennes. Les élus de Tremblay n’entreprendront donc pas de référendum sur la défusion le jour où les libéraux de Jean Charest prendront le pouvoir, autour de 2003. "Ça va marcher", répète-t-il, il travaille sur ce qui unit, pas sur ce qui divise, bla-bla et re-bla.
Il faut comprendre son besoin – celui des Montréalais aussi – de réunir la plus large coalition possible, pour éviter aux Montréalais un maire qu’ils ne veulent pas, comme ç’a été le cas en 1998, par la magie de la fragmentation du vote. Alors, il a ratissé large. Au point où il ne peut s’engager à défendre la nouvelle ville contre les libéraux de Jean Charest, sinon il risque de voir voler en éclats sa fragile coalition.
L’irresponsable dans cette confusion n’est pas Gérald Tremblay. C’est Jean Charest. Si Gérald Tremblay est à plat ventre, c’est parce que ses "tinamis" chez les libéraux provinciaux lui ont attaché les mains dans le dos ainsi que les deux chevilles. Essayez d’avancer dans cette position autrement qu’en rampant…
Il y a au sein des troupes de Gérald Tremblay des gens qui n’attendent que la défusion promise par les libéraux de Jean Charest. Ce sont eux qui, dans les sondages, estiment Pierre Bourque plus apte à diriger la nouvelle ville, mais qui voteront tout de même Tremblay. Parce qu’ils n’en veulent pas de la fameuse nouvelle ville; et ils comptent sur Gérald Tremblay pour ne pas les empêcher de se défusionner. Ils y croient, parce que les libéraux ont presque conclu un pacte de sang avec eux sur ce sujet.
Avec la promesse électorale la plus démagogique des dernières années, le chef libéral s’assure que la nouvelle ville sous Gérald Tremblay déraille. Une ville en sursis, en instance de défusion, serait ingouvernable. Le pire ennemi de Gérald Tremblay, ce n’est pas Pierre Bourque, c’est Jean Charest.