L'anarchisme selon Normand Baillargeon : Les anars en ont marre
Société

L’anarchisme selon Normand Baillargeon : Les anars en ont marre

Alors, les anars chialent et n’ont pas de programme? Détrompez-vous: dans Les chiens ont soif, le prof et militant NORMAND BAILLARGEON prouve tout le contraire. Entrevue sur une idéologie mal-aimée.

Depuis le coming out du mouvement antimondialisation à Seattle en 1999, l’engouement pour l’anarchisme ne se dément pas. À tel point que les ouvrages qui abordent la question garnissent de plus en plus les rayons des librairies, et pas seulement celles dites "alternatives". À preuve, après Anarchisme (un bon vendeur de 1999) et L’Ordre moins le pouvoir (1999), l’auteur et militant Normand Baillargeon vient de publier La Lueur d’une bougie (Fides) et Les chiens ont soif (Comeau & Nadeau / Agone). Quatre bouquins en deux ans! Fini, le dénigrement du drapeau noir? Bonjour, le "A" tatoué sur le coeur?

Et pourtant. Idéologie mal-aimée, minée par les préjugés, l’anarchisme n’a pas bonne presse. Du moins, c’est ce que laisse entendre le principal intéressé, à l’aune des clichés véhiculés dans les médias. Le professeur au Département des sciences de l’éducation de l’UQAM écrit même dans Les chiens ont soif: "Affirmez que vous êtes anarchiste et presque immanquablement on vous assimilera à un nihiliste, à un partisan du chaos, voire à un terroriste."

Ah oui? L’occasion était trop belle pour ne pas tenter de prouver qualitativement ses dires. Dans un sondage Chouinard Marketing non scientifique (et pas représentatif pour deux sous, de surcroît), voici les réponses que des amis et de purs inconnus ont lancées lorsque le journaliste consciencieux leur a avoué son "penchant" pour l’anarchisme:

"Je le savais! J’ai toujours su que t’avais quelque chose de pas normal."

"T’es pas sorti de ta crise d’adolescence?"

"Ben oui, tu vas devenir squeegee ou révolutionnaire frustré…"

"Je suis surprise. C’est assez négatif, il me semble."

"Vas-tu commencer à écrire au Couac?"

"C’est une farce? T’es pourtant un gars intelligent!"

Ouais…

Si ce sondage ne jouit d’aucune valeur scientifique, l’affirmation de Baillargeon passe tout de même le test. "Je ne suis pas surpris! On a discrédité ce mouvement en l’assimilant à des positions extrêmes et à des événements dramatiques", estime l’auteur rencontré dans son modeste mais ô combien inspirant bureau de l’UQAM, dont les murs sont tapissés de portraits et citations de Brassens et de Chomsky, pour ne nommer que ceux-là. Malgré les critiques (ou grâce à eux, c’est selon), Baillargeon persiste et signe. "Depuis peu, les gens ont plus d’intérêt pour l’anarchisme. Il y a un ras-le-bol du système actuel. Et l’anarchisme répond à cette insatisfaction. En conséquence, les anarchistes doivent dire qu’ils ne sont pas des partisans du chaos et qu’ils sont capables de faire des propositions sensées. C’est notre responsabilité."

C’est justement ce qu’il parvient à faire dans son ouvrage de 180 pages, Les chiens ont soif (merci à Jacques Prévert!). Dans une compilation d’écrits et de textes de conférences traitant entre autres d’éducation (trop aliénée aux lois du marché), de médias (il n’écoute plus Le Téléjournal, ou si peu: trop propagandiste) et d’économie (les honteuses louanges du libre marché de Claude Picher, chroniqueur économique à La Presse), l’anarchiste dénonce les excès du système politique et économique, tout en répondant aux détracteurs du mouvement…

Les anars n’ont pas de programme? Pas de propositions? Pas de vision? Mon oeil, semble répondre Baillargeon. "Les gens qui critiquent l’anarchisme ont raison dans un certain sens, il ne faut pas le nier. Oui, le mouvement a de la difficulté à présenter des solutions de rechange. Mais voilà, des propositions existent et il faut que les anarchistes les défendent et les fassent connaître." Parmi elles, son livre offre ce que l’on pourrait appeler un "programme économique" de l’anarchisme! Rien de moins.

Le fameux programme
L’économie participative, vous connaissez? Pas de panique: l’idée est méconnue, voire inconnue. N’empêche, pour plusieurs anars, dont Normand Baillargeon, l’idée vaut le détour. Il s’agit d’une proposition dans le plus pur esprit libertaire: l’économie participative, Écopar pour les sympathisants, invite carrément à revoir du tout au tout le système économique actuel. Assez radical. Prêt?

"Au total, résume Baillargeon dans son bouquin, l’Écopar propose un modèle économique dont sont bannis aussi bien le marché que la planification centrale (en tant qu’institution régulant l’allocation, la production et la consommation), mais également la hiérarchie du travail et le profit. Dans une telle économie, des Conseils de consommateurs et de producteurs coordonnent leurs activités au sein d’institutions qui promeuvent l’incarnation et le respect des valeurs préconisées. Pour y parvenir, l’Écopar repose encore sur la propriété publique des moyens de production ainsi que sur une procédure de planification décentralisée, démocratique et participative par laquelle producteurs et consommateurs font des propositions d’activités et les révisent jusqu’à la détermination d’un plan dont on démontre qu’il sera à la fois équitable et efficient."

Compris? D’accord, d’accord: c’est difficile à saisir, car complètement différent du système actuel. M’enfin. En termes simples, les institutions de production (Conseils de travailleurs) s’arrangeraient pour que chacun ait des tâches selon ses qualités et ses aptitudes, tout en s’assurant de proposer une variété de produits et services. Partant, les institutions de consommation (Conseils de consommateurs), elles, accorderaient une juste rémunération selon l’effort et le besoin, les pairs réalisant cette évaluation. Ces institutions, au sein desquelles tout citoyen participerait, appartiendraient à des fédérations qui seraient regroupées dans un conseil national. Pas de hiérarchie par contre; pas de consommation inégale non plus.

Robin Hahnel, professeur d’économie à l’Université de Washington, et Michael Albert, activiste américain de Z Magazine, ont élaboré ce modèle économique au début des années 90, modèle pour lequel on discute davantage de sa désirabilité que de sa faisabilité. C’est dire.

"Il y a, dans notre monde actuel, des inégalités faramineuses, explique Baillargeon. Certains ont de plus grosses parts de tarte que d’autres. On ne dit pas que l’économie participative est une solution magique, mais c’est la preuve qu’autre chose est possible. En théorie, ça fonctionne, aucun économiste ne peut le nier. Il reste à voir comment tout cela peut s’articuler en pratique et comment promouvoir cette idée."

So-so-so, so what?
Dans Les chiens ont soif, Normand Baillargeon ne manque pas de féliciter mais également de critiquer certains comportements de la gauche. Tout le monde connaît quelqu’un qui ne boit que du café équitable, qui ne mange pas au McDonald’s, qui refuse de bouffer de la viande, qui n’investit que dans des fonds éthiques. Si ces gestes sont louables, note Baillargeon, ils ne font que peu bouger les choses, et servent parfois à dénigrer le comportement des autres dans le genre: "Quoi, pauvre ignorant, tu ne sais pas ce que Nike fait en Indonésie? Tu achètes de tels souliers de course? Pauvre de toi. Tu ne savais pas, hein? Et note à quel point la publicité t’a bien eu et manipulé. Comme nous, n’achète plus de souliers Nike. Monte dans l’autobus du boycott. Te voilà révolutionnaire, camarade." Comme le rapporte Baillargeon, agir de la sorte revient un peu à accepter de se conformer au système actuel sans trop rechigner… "C’est comme si le monde actuel était la France occupée par les Allemands et qu’on se disait qu’on allait finalement faire des affaires avec les bons Allemands seulement. Il faut plutôt mettre toute l’armée dehors!"

"C’est une chose qui me déçoit dans la gauche, ajoute l’auteur. Le côté académico-macho qui dit: "Je suis plus savant que toi, moi je suis un vrai anarchiste et un gars de gauche." Ces choses-là me déplaisent. L’Américain Michael Moore a raison de dire aux gens de gauche d’aller jouer au bowling, de sortir un peu, de mieux connaître le monde, car on ne gagnera pas grand-chose en commençant à accuser les gens en leur disant que leurs comportements sont irresponsables. C’est comme si l’ordre du monde était mauvais seulement à cause des choix individuels des gens, alors qu’ils vivent dans des circonstances qui les empêchent de faire de bons choix. On ne sait plus qui a été exploité pour faire tel produit. C’est se donner bonne conscience à bien peu de frais que de dire: >Je fais seulement des investissements dans des fonds éthiques.> C’est bien beau, c’est productif et positif, mais il ne faut pas trop se centrer sur les choix individuels, car il faut aussi vouloir changer l’ensemble, les institutions, le contexte aussi. Et, malheureusement, moins d’efforts sont investis là-dedans." D’un autre côté, selon lui, "la gauche a été très forte pour expliquer ce qu’elle n’aime pas". Sans plus, sans revendiquer de nouvelles façons de faire.

"Les gens ont raison de dire que l’anarchisme réunit des groupes disparates, avec des causes différentes, conclut celui qui passera une bonne partie du mois de novembre à faire des conférences en Europe. Mais on ne peut pas conclure qu’un objectif commun est irréalisable. C’est un travail qui se fait actuellement. Car l’anarchisme n’est pas un mouvement figé: il évolue."