![Journaliste parmi les talibans : L'échapper belle](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/12/10994_1;1920x768.jpg)
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Journaliste parmi les talibans : L’échapper belle
Le 9 octobre 2001, Michel Peyrard, grand reporter de Paris-Match, accompagné de deux guides pakistanais, était arrêté par les autorités afghanes pour entrée illégale dans le pays. Le 19 octobre, une équipe de Reporters sans frontières se rendait au Pakistan pour négocier leur libération. Notre collaborateur FRANÇOIS BUGINGO en faisait partie… Voici son récit incroyable.
François Bugingo
Posée au creux de ces rigoureuses montagnes du Sud-Ouest du Pakistan, la ville de Quetta vue d’avion paraît terrassée par le soleil incandescent. Derrière ces montagnes se trouve l’Afghanistan, nom qui hante dorénavant nos nouvelles, qui intrigue, inquiète et fascine. Derrière ces montagnes se trouvent Michel Peyrard, grand reporter de Paris-Match, ainsi que ses deux guides pakistanais arrêtés par les talibans pour entrée illégale dans le pays.
L’idée de venir à Quetta est un coup de poker dont on peut attendre le meilleur comme le pire… Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières, Vincent Brossel, chercheur du bureau d’Asie et moi, chef du bureau du Canada, sommes alors au Pakistan pour négocier la libération des journalistes emprisonnés.
Mon implication dans ce projet est due à un incroyable malentendu: coauteur d’un rapport sur les dérives de la presse (surtout américaine) dans la couverture des attentats du 11 septembre, j’ai acquis (à tort) une réputation d’être antiaméricain. Des radios sud-africaines, égyptiennes, et bien d’autres, majoritairement d’obédience musulmane, m’ont interviewé en relevant avec délectation les cas de censure, autocensure ou excès de patriotisme constatés dans la presse américaine. On a alors décidé de brandir cette neutralité mal comprise pour faire plier les talibans, en espérant que ces derniers ne se rappellent pas un corrosif rapport publié contre eux à peine quelques mois plus tôt…
Dès notre arrivée au Pakistan, une bombe à l’aéroport d’Islamabad est venue nous rappeler qu’ici, c’est la loi de guerre qui s’impose. Face à ces monstrueux enjeux politiques et militaires, sauver la tête d’un "aventurier" qui a commis l’imprudence de forcer la porte de l’interdit semble une entreprise dérisoire.
À l’ambassade du Canada, le grand expert de la région m’a presque avoué que le mieux qui restait à faire était de prier pour le salut de son âme. À l’ambassade de France, le discours était: "Nous avons tout fait, on ne peut plus qu’attendre et espérer!" L’ambassadeur afghan au Pakistan, qui était rentré en consultation à Kandahar, est revenu à Islamabad sans réponse du mollah Omar, chef des talibans. Les journalistes occidentaux, quant à eux, espèrent trop être du prochain pool que les talibans comptent faire rentrer en Afghanistan pour constater les dommages des frappes américaines, trop occupés donc à faire les yeux doux à l’ambassadeur Zaef pour oser lui rappeler le cas de leurs collègues en prison. Quant au gouvernement pakistanais, ce dossier constitue, c’est le moins qu’on puisse dire, le cadet de ses soucis.
Il faut de plus avouer que Michel Peyrard, contrairement à Yvonne Ridley, la journaliste anglaise arrêtée pour une faute similaire et libérée quelques semaines plus tôt, n’a pas joué de chance. D’abord, les frappes américaines étaient un élément nouveau qui n’existait pas lors de l’arrestation de Ridley. Ensuite, déguisé en femme afghane sous une burqua (robe traditionnelle qui couvre tout sauf un bout de nez), il s’était rendu coupable d’une insulte majeure aux traditions. Et pour ne pas arranger l’affaire, Alain Richard, le ministre français de la Défense, avait eu la "brillante" idée d’annoncer quelques jours plus tôt que la France avait des espions dans la région, laissant ainsi le champ libre aux talibans d’accuser Peyrard de ce crime passible de la peine capitale.
Une course folle
Néanmoins, à l’impasse d’Islamabad, notre mission engrange des points, notamment à Peshawar, où notre correspondant local a réussi à nous faire recevoir par l’influente Association des journalistes tribaux.
Une dépêche de l’Agence France Presse est à l’origine de ce vol vers Quetta, la dangereuse: un correspondant de l’agence a rencontré le chef tribal à qui le mollah Omar a confié la mission de coordonner le djihad des tribus contre les Américains. Ce chef est donc l’une des rares personnes en mesure de rencontrer le patron des talibans sans formalités. Il nous le faut.
Je suis allé à Quetta (accompagné d’Arnaud Bizot, reporter de Paris-Match), malgré l’insécurité, malgré la chambre de l’hôtel Serena (le rendez-vous de tous les journalistes occidentaux et d’autant d’agents de renseignements pakistanais) qui nous est offerte au prix astronomique de 40 000 roupies la nuit (près de 850 $ canadiens). Dans les mêmes jours, une équipe de France 2 a échappé de justesse à une lapidation pour avoir filmé l’arrivée d’une famille dans le camp de Chamaan…
Pour me rassurer durant l’attente, notre contact, un ancien ministre de l’Éducation, demande à son neveu, un nazim local (sorte d’administrateur), de se mettre à notre disposition. Mais notre taliban, lui, demeure inscrit aux abonnés absents.
Entre-temps, un jeune Afghan nous a rejoints. Il prétend avoir grandi et joué avec tous ces mystérieux chefs talibans avant de rejeter leurs manières de brutes. On le pousse discrètement dans notre chambre et là nous tentons un audacieux coup de bluff: se faisant passer pour un mollah obscur de Kandahar, il appelle à la résidence des journalistes prisonniers pour prendre de leurs nouvelles. Le coup marche à merveille, mais seulement pour nous apprendre que les talibans ont décidé de juger les reporters, brisant ainsi le rêve d’une libération rapide. Pour remercier notre ami de son jeu, je lui offre un verre de cette vodka insipide que l’on peut se procurer au bar de l’hôtel. Surprise! il accepte et je le laisse affalé dans le fauteuil, rêvant de ces femmes indiennes au ventre nu qui dansent à la télévision.
Je cours retrouver le nazim en question, car plus que jamais nous avons besoin de parler à un interlocuteur atteignant directement mollah Omar. Je tente un dernier coup: je me confonds en remerciements pour son aide; même si nous n’avons pas rencontré le chef afghan, nous sommes malgré tout honorés de l’avoir connu, lui, nazim de son état, noble à la belle barbe foisonnante; bref, lèche-cul à fond. Et ça marche! À peine sorti, il me rappelle pour me dire de me tenir prêt à rencontrer notre homme.
Une demi-heure après, nous sommes assis polis et courtois, à parler de Peyrard en évitant de penser aux bombardiers américains nous survolant pour aller traquer celui à qui nous adressons nos appels à la clémence. À dire des mots terribles comme propagande, espionnage, etc. sur un ton léger, comme pour conjurer le pire. Je le regarde, engoncé dans sa fierté méprisante, sa barbe ne parvenant pas à atténuer la beauté de ses traits, triturant son turban noir avec une coquetterie presque féminine, et j’ai de la peine à imaginer que c’est lui qui va lancer les chefs tribaux dans le djihad. Ensuite, il se glisse dans la nuit telle une ombre, nous laissant sur une promesse d’aide.
Le 3 novembre, Michel Peyrard, seul, est relâché. Notre homme y a-t-il été pour quelque chose?