Le Refuge des jeunes : Du trottoir au dortoir
Société

Le Refuge des jeunes : Du trottoir au dortoir

Pour les jeunes hommes sans abri, le Refuge des jeunes de Montréal est vu comme une bouée de sauvetage. Véritable salle d’urgence qui se charge de bien des besoins auxquels le système ne parvient pas à répondre adéquatement, cet accueil est le témoin privilégié (sic) des maux d’une société: toxicomanie et maladie mentale en tête. Visite en ce haut lieu d’aide à l’itinérance.

Jamais une église n’accueille autant de fidèles réguliers ne sachant plus à quel saint se vouer que celle de Saint-Louis-de-France, au coeur du très BCBG Plateau-Mont-Royal. Non pas tant pour ses célébrations dominicales, mais davantage pour ce qui se trame dans son sous-sol, coin Berri et Roy.

En ce vendredi, comme à chaque soir, devant une grande porte située sur le côté de l’église, une bande de jeunes, pas tellement BCBG, eux, font fébrilement la file, les joues et le nez rougis par la froidure mordante, la casquette ou la tuque vissée sur la tête. Recroquevillés au pied de l’escalier ou sautillant nerveusement sur place, ils proviennent d’une station de métro où ils quêtaient, de la Bibliothèque centrale où ils lisaient, ou d’un simple parc où ils flânaient. Bref, tous des lieux où l’on voit d’habitude ces jeunes de la rue sans trop prêter attention. Comme une partie du décor, quoi.

Lorsque 18 h sonne, l’attente est terminée: les portes s’ouvrent pour donner accès au très convoité Refuge des jeunes. "Enfin!" soupire-t-on de joie. Un intervenant souhaite la bienvenue à tous et assure l’accueil. Après s’être identifiés auprès d’un autre intervenant, les visiteurs disposent d’un simple casier où ranger leur avoir personnel, c’est-à-dire presque rien: quelques modestes vêtements et des babioles. Au terme d’une douche obligatoire si bénéfique ("Ça fait six jours: il était temps", affirme l’un d’entre eux), dans l’immense pièce principale aux murs bleu pâle, les ventres creux bénéficient d’un repas composé de riz, de viande et de légumes. Vite englouti…

Il suffit de jeter un oeil plus attentif sur ces jeunes pour voir défiler les problématiques actuelles liées à la rue. L’un d’entre eux se parle tout seul dans un coin avec un regard méfiant; désinstitutionnalisation oblige… Un autre camoufle mal ses bleus, victime de violence, gracieuseté de ses "créanciers". Un autre arbore des yeux vitreux d’un rouge qui n’est pas sans rappeler l’effet des plaisirs artificiels, comme quoi la toxicomanie est largement répandue. C’est ce qu’on appelle porter les marques de ses souffrances.

Sans trop forcer la note, des intervenants tentent de pénétrer dans leur jardin secret. Car n’entre pas qui veut dans leur monde, le journaliste l’apprend vite à ses dépens. Témoin: d’accord. Confident: plus tard… Tous ces jeunes qui préfèrent souvent l’anonymat trouvent pourtant une oreille attentive ou, à tout le moins, une présence rassurante parmi le personnel. Tant et si bien qu’un bénévole a même approché le journaliste en croyant avoir affaire à un jeune de la rue… C’est dire.

Au terme de parties de billard et de discussions sur la difficulté de trouver un logement en cette période de crise qui sévit toujours, chaque convive dispose d’un lit dans le dortoir, qui en regroupe 45 en tout, alignés les uns à côté des autres. Les retardataires sont refoulés à la porte d’entrée, faute d’espace. Premier arrivé, premier servi. Jamais un toit au-dessus de la tête jusqu’au lendemain matin n’aura d’ailleurs pris autant d’importance que dans les yeux de ces jeunes. C’est drôle comment les priorités se replacent vite devant une telle scène…

France Labelle:
"Les organismes comme nous existent pour réchapper les jeunes en difficulté, en quelque sorte. Sinon, personne ne serait là pour eux. C’est clair."

Voilà. C’est un peu comment se déroule une soirée habituelle au Refuge des jeunes, un organisme qui vient en aide aux jeunes hommes en difficulté et sans-abri de 17 à 24 ans. "Notre philosophie, c’est d’offrir l’accueil le plus large possible, et de qualité, à des jeunes aux prises avec une multitude de problèmes", note France Labelle, directrice générale du Refuge, qui n’hésite pas à les appeler affectueusement "mes gars".

Sa cause n’est pourtant pas des plus populaires. Aborder la question de l’itinérance chez les jeunes (que l’on connaît sans trop bien la comprendre), c’est se voir affublé de termes comme "déjà vu" ou bien faire l’objet de commentaires, tel le très célèbre "pas encore ça!". Eh oui, encore ça! Comme si le sujet devait revenir à la "mode", être "tendance", lors de la mort d’un itinérant en janvier, lorsque les squeegees envahissent trop les rues ou que les seringues souillées fleurissent dans les parcs… Car la problématique, elle, demeure entière. Si des réseaux d’aide se sont heureusement développés (les banques alimentaires pour nourrir les sans-logis, entre autres), le phénomène se complexifie et change de visage, la toxicomanie et les troubles de santé mentale posant des défis toujours plus grands. Le combat contre l’exclusion sociale se fait dans l’ombre, moins bruyant que celui contre le terrorisme.

Cependant, attention. Ces jeunes ne doivent pas être "victimisés" mais plutôt compris. Car autour d’eux gravitent bien des thèmes d’une ampleur insoupçonnée qui défraient régulièrement la chronique: vol, prostitution, seringues, squeegee, quête, etc. Ne pas voir en face la source de ces faits divers, la pauvreté, et tenter de régler ces gestes par la seule répression, c’est faire fausse route. Ces jeunes recèlent certes les maux d’une société, mais aussi ses défis. L’espoir.

Tous aux abris!
Éric Soulière connaît bien le Refuge. "Ici, on n’est pas des numéros, je peux te le dire. On a des relations proches avec les autres, avec les intervenants surtout." Ce jeune homme de 19 ans parle en toute connaissance de cause. Après avoir commis quelques fugues et vécu des problèmes familiaux dont il préfère taire les détails, il a connu la dure réalité de la tournée des centres d’accueil. À 18 ans, la Direction de la protection de la jeunesse doit le laisser partir. Vers où? La rue, faute de mieux. Le coup classique. Depuis un an et demi, il longe ainsi les trottoirs, fréquente les parcs et visite les ressources d’aide existantes. Bref, il vit dans la rue. "Ces temps-ci, note-t-il, c’est difficile parce qu’il fait froid en maudit."

Comme il le dit, Éric n’est pas une "crevette", ces jeunes "gâtés" qui essaient de vivre dans la rue "pour le trip" durant quelques semaines. En été, évidemment. "Ceux-là donnent une fausse image de la réalité. Ce sont ceux qui paraissent le plus et qui représentent le moins bien les difficultés de vivre dans la rue. Moi, j’ai 400 $ d’aide sociale par mois. Ce n’est vraiment pas beaucoup. Heureusement qu’il existe des ressources d’aide, car je ne donnerais pas cher de ma peau." Éric a tout de même de bonnes intentions. Il tente de trouver un logement, mais, par les temps qui courent, son manque de références et son faible revenu ne séduisent pas les propriétaires et le condamnent une fois encore à la rue…

Depuis sa création en 1989, quelque 9000 jeunes hommes comme Éric Soulière ont été hébergés au Refuge. En 2001, 932 sans-abri ont bénéficié de l’hébergement (comparativement à 918 en 2000), un nombre en constante augmentation au cours des dernières années. "Les jeunes qui viennent ici sont vraiment de tous les genres: des jeunes qui vivent des problèmes familiaux à des demandeurs de statut de réfugié même!" affirme France Labelle.

Aucun profil précis ne peut ainsi se dégager des jeunes qui cognent à la porte du Refuge. Néanmoins, une tendance se dessine: la moyenne d’âge s’élève à 20 ans, et le niveau de scolarité frise à peine le secondaire III. Quelque 49 % d’entre eux ne disposent d’aucune source de revenu, alors que 35 % reçoivent de l’aide sociale.

Des ennuis financiers à la toxicomanie, en passant par les querelles familiales et les troubles mentaux, bien des raisons peuvent expliquer leur présence dans la rue. "Les organismes comme nous existent pour les réchapper en quelque sorte, indique la directrice générale. Sinon, personne ne serait là pour eux. C’est clair." Le Refuge, c’est paradoxalement l’endroit dont héritent les déshérités.

Inévitablement, les 16 personnes qui forment l’équipe d’intervention spécialisée en relation d’aide et en services psychosociaux ne chôment pas, dans la mesure où elles font face à diverses problématiques. "On reçoit beaucoup de jeunes qui ont des problèmes de santé mentale de plus en plus graves, non diagnostiqués, non traités, explique France Labelle. Ils arrivent confus et nous devons vite nous en occuper." Et c’est sans compter ceux qui débarquent complètement intoxiqués par la drogue. "Il y a plein de cochonneries qui circulent à Montréal, lance-t-elle. Des gens nous arrivent drogués, avec des pensées suicidaires même." Bref, le Refuge devient une véritable salle d’urgence. Les ressources ultrasophistiquées en moins.

"On ne se contente pas d’inventorier 150 000 problèmes assis dans notre fauteuil en disant: >Ça va mal>, souligne France Labelle. Nous allons continuer à le faire, à dénoncer cette situation au niveau politique, mais il faut s’engager aussi. Et c’est ce qu’on fait ici." Cet engagement se manifeste également parmi le personnel, particulièrement chez les quelque 125 bénévoles, sans qui l’organisme ne pourrait survivre. "Ils nous aident beaucoup pour faire le travail de terrain, affirme-t-elle. Il ne faut pas oublier qu’on donne un lit et de la nourriture, et qu’il nous faut des gens pour bien le faire. Après tout, on doit répondre aux besoins de base avant de penser à faire quoi que ce soit d’autre."

Par "quoi que ce soit d’autre", France Labelle entend surtout entreprendre des démarches plus poussées. "Avec le temps, on s’est aperçus que les jeunes étaient souvent sans papiers et sans revenus. On a donc développé un service spécial destiné à répondre à leurs besoins. Sans carte d’assurance-maladie, par exemple, comment veux-tu obtenir des soins? On se charge donc de la paperasse et des papiers d’identité. On leur fournit, entre autres, une adresse, ce qui est nécessaire pour recevoir un chèque d’aide sociale." De plus, le Refuge accorde de l’aide et de l’accompagnement en vue de démarches médicales, juridiques ainsi qu’en matière de défense des droits de la personne. Et c’est seulement après toutes ces étapes qu’une "réinsertion peut être envisagée sérieusement", comme le note la directrice générale.

"Notre but est d’améliorer les conditions de vie. La réinsertion, c’est ce que tout le monde souhaite, mais nous préférons travailler à la lutte contre l’exclusion. Car, dans la réinsertion, il y a cette idée qu’on va régler le problème une fois pour toutes, qu’on n’en entendra plus parler. Notre objectif n’est pas de faire disparaître la marginalité. La réinsertion à tout prix sur le marché du travail, ça ne correspond pas à la situation. Quand tu es héroïnomane, que tu es dans la rue, que ça fait des années que tu consommes, que tes parents étaient violents, que t’as pas d’argent de côté, que tu as à peine un secondaire, je ne veux pas faire des victimes de ces jeunes, mais je pense qu’il y a un bon bout de chemin à faire avant la réinsertion. On fait le pari que si l’on contribue à améliorer un ensemble de conditions matérielles et psychologiques, des jeunes vont ensuite pouvoir se lancer dans la réinsertion."

Récemment, le Refuge a franchi une autre étape, toujours dans l’objectif ultime (mais pas à tout prix) de la réinsertion. Au cours des dernières années, l’organisme a dû confronter une dure réalité: l’utilisation des services de manière récurrente et l’itinérance adoptée comme mode de vie. "Nous avons voulu développer quelque chose de différent pour briser le cercle de l’itinérance et accroître l’autonomie des jeunes", explique France Labelle. Deux années de travail ont été nécessaires pour en arriver à un projet concret: le logement social avec support communautaire, qui vient à peine d’avoir deux ans. L’heure du bilan.

Stéphane Bell:
"C’est la première fois que je sens que je me reprends en main, grâce au projet du Refuge. C’est mon premier vrai logement où tout va bien, où je sens que je bâtis quelque chose d’important."

Home, sweet home
"Bienvenue chez moi!" Stéphane Bell accueille les visiteurs selon les règles de l’art. Avec ses manières courtoises et son franc-parler, le jeune homme de 22 ans déboulonne les mythes et fait mentir les préjugés les plus véhiculés au sujet des jeunes de la rue. Qui pourrait croire que ce gars aux yeux tendres et aux allures de personne sans-souci a passé des mois dans la rue à se morfondre?

Depuis le mois d’avril dernier, Stéphane a son propre "chez-lui". "Ça me fait drôle de dire ça", note-t-il timidement. Son sympa 1-1/2, dont les murs sont tapissés de symboles chinois et d’affiches de Bruce Lee (son "idole"), revêt un caractère particulier. "C’est la première fois que je sens que je me reprends en main, grâce au projet du Refuge, affirme celui qui a toujours vécu à Montréal. C’est mon premier vrai logement où tout va bien, où je sens que je bâtis quelque chose d’important." Pour parvenir jusque-là, cet amateur de kung-fu en a fait du chemin; cahoteux, il va sans dire. Derrière ses allures de "gars ordinaire" se cache un individu au passé trouble.

Stéphane revient de loin. Savoir par où commencer relève déjà de l’exploit. Normal, puisque son histoire est peu banale. Enfant unique, ses parents se séparent alors qu’il est encore jeune. De foyer d’accueil en foyer d’accueil, il passe sa jeunesse isolé et décroche vite de l’école. Plus tard, il découvre qu’il est maniacodépressif. "J’ai toujours su que j’étais différent, un peu malade." Puis, des problèmes familiaux, sur lesquels il ne veut pas revenir ("c’est trop dur"), l’entraînent dans la rue. Un jour, chance inouïe, il finit par trouver un logement… où il sème cependant la "pagaille" lors d’une phase de maniacodépression. Alors il se retrouve quelques semaines à l’Institut Pinel. Une fois son séjour terminé, sans personne sur qui compter, il tombe à nouveau dans la rue. C’est alors qu’il prend contact avec le Refuge. "Après l’avoir fréquenté pendant un bon moment, j’avais envie de remonter la pente et d’essayer le projet de logement. J’ai passé une entrevue et les intervenants m’ont sélectionné."

En tout, il aura passé environ un an et demi dans la rue, "des mois très difficiles à cause de la drogue et des relations malsaines que tu développes", note-t-il aujourd’hui, avec un peu de recul. Autrefois dépendant des paradis artificiels ("C’était grave!" se limite-t-il à dire), il est fier de dire qu’il ne consomme plus de drogue. À une exception près: la nicotine…

Stéphane a maintenant des projets plein la tête. À commencer par le retour aux études et l’entrée sur le marché du travail. "Je veux au moins finir mon secondaire, affirme-t-il. Ensuite, je pense me diriger dans les arts du cirque ou les services de garde. Ça m’intéresse. Je suis aussi des cours de tai-chi et d’expression de soi. Je veux bien occuper ma vie, apporter quelque chose à la société. Les gens du Refuge m’aident aussi beaucoup dans ce sens-là. Sans eux, je n’en serais pas là." En attendant de pouvoir atteindre une parfaite autonomie, il doit composer avec ses "faiblesses" sur lesquelles il lui faut "travailler": le manque de confiance en soi, l’isolement, la timidité…

Louise Giguère: "Nous nous faisons souvent demander s’il est possible de faire quelque chose avec ces jeunes-là. Oui, et on le prouve présentement. C’est un travail de longue haleine."

Sans représenter l’exemple parfait "du jeune qui s’en sort" (tant convenu en pareilles circonstances), Stéphane participe à un projet unique en son genre. Le Refuge donne en effet accès à 12 unités de logement, un bureau et un local communautaire, à des jeunes de la rue soigneusement sélectionnés selon plusieurs critères (la volonté, surtout). Le coût du logement pour les usagers se chiffre à 228 $ par mois, alors que le Refuge défraie une subvention au logement de 100 $. "Nous offrons du logement permanent accompagné d’un support communautaire dispensé par nos intervenants, explique Louise Giguère, coordonnatrice du projet et intervenante au Refuge depuis 10 ans. Notre but est de sortir des jeunes de la rue."

Le projet a démarré officiellement le 1er octobre 1999, dans un immeuble de 24 logements, rue Ontario, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Si sa localisation est loin du centre-ville, ce n’est certes pas un hasard. "On voulait quitter le ghetto et s’éloigner des mauvaises influences", indique-t-elle. Pour les jeunes, le projet implique de côtoyer un voisinage, des gens qui les accueillent même à bras ouverts. "Ça leur apporte beaucoup, souligne-t-elle. Et on a eu une plainte seulement, en deux ans, de la part d’un voisin. On est agréablement surpris!"

Si les jeunes volent de leurs propres ailes, des intervenants fournissent de l’aide sur une base volontaire. Peu de règlements spéciaux régissent leur vie, sinon le respect de quelques principes de base: aucune consommation aiguë de drogue, aucun party bruyant. Bref, la base.

Durant la première année d’activité, 19 personnes ont eu accès au logement, des jeunes aux revenus précaires ou insuffisants ayant le minimum d’autonomie requis pour occuper un logement, et qui sont aux prises avec une problématique de toxicomanie et/ou de santé mentale. De ce nombre, 10 ont quitté, pour diverses raisons: du déménagement heureux au départ non volontaire (en raison de non-paiement ou de mauvais comportement), en passant par… le retour à la rue. "Je considère que c’est un succès, mais ce n’est jamais facile, admet Louise Giguère. Ce n’est pas facile pour eux, car ils font face à de nouvelles responsabilités et se confrontent à eux-mêmes. C’est normal que des difficultés se présentent."

Avec ce projet, le Refuge tente de surmonter les préjugés. Une fois de plus. "Nous nous faisons souvent demander s’il est possible de faire quelque chose avec ces jeunes-là, conclut Louise Giguère. Oui, et on le prouve présentement. C’est un travail de longue haleine."