Regard des jeunes sur la rue : Droit de parole
Société

Regard des jeunes sur la rue : Droit de parole

On croise les jeunes de la rue chaque jour, mais on connaît somme toute assez peu leur réalité et leurs opinions. Paradoxal. Au cours d’une table ronde organisée par Voir, six d’entre eux ont voulu s’exprimer sur différents thèmes. Des propos éclairants…

Que pensent les jeunes de la rue? Quelles sont leurs réalités? Leurs difficultés? Leurs défis? C’est pour répondre à toutes ces interrogations que Voir a décidé de donner une place à l’opinion des jeunes sans-abri. Toute la place.

En table ronde, six jeunes de 19 à 25 ans, qui sont parvenus à sortir de la rue et qui participent depuis quelques mois au projet de logement social avec support communautaire du Refuge des jeunes, ont voulu donner leur avis sur des thèmes qui leur tiennent à coeur. Une façon pour eux d’exprimer ce qu’ils répriment le plus souvent, faute de tribune…

La rue: un choix? Par envie ou par dépit?
Stéphane Bell (22 ans): "Souvent, les gens pensent que les jeunes choisissent la rue. Selon moi, ce n’est vraiment pas un choix. Quand je me suis retrouvé à la rue, c’est parce que tout allait mal dans ma vie. C’était un peu l’aboutissement de mes problèmes. J’avais des conflits avec mes parents, j’avais de la difficulté à vivre avec les autres, etc. Je ne me suis jamais dit: >O.K., je vais aller dans la rue, c’est la solution.> C’était plutôt tout ce qu’il me restait."

Frank (25 ans): "Pour moi, c’est l’inverse, et je sais que je suis minoritaire dans cette situation. Je me suis rendu compte que le système ne m’offrait pas ce à quoi je m’attendais. J’ai choisi la rue pour obtenir plus d’indépendance, échapper aux commandements des autres et me débrouiller tout seul. C’était un geste de révolte. Par contre, on s’aperçoit vite que la rue n’est pas un idéal de liberté, comme je le pensais au début. C’est pourquoi j’essaie de m’en sortir aujourd’hui. Il y a même des gens qui me disaient que je devais vivre sans aucun souci en étant dans la rue… Ils n’avaient pas raison."

Les ressources offertes
Frank: "Quand on dit qu’il n’y a rien pour les jeunes de la rue, c’est faux. Oui, l’aide existe. Il y a tout un réseau de banques alimentaires qui permet de manger convenablement. Tu ne bouffes pas d’excellents plats, tu manges parfois des restes ou ce que les gens ne veulent plus, mais c’est mieux que rien. De plus, les banques de vêtements se multiplient. Je ne veux pas dire que c’est le paradis, mais, au moins, les ressources existent. Il suffit de les trouver et de bien les utiliser. Je crois que les organismes répondent à des besoins de base."

Stéphane Bell: "J’apprécie beaucoup l’aide qu’on m’a donnée. J’en suis très reconnaissant et je sens que je dois quelque chose à tout ce monde-là. Mais je crois qu’il devrait y avoir plus d’aide, de l’aide spécialisée. Par exemple, il y a beaucoup de problèmes de santé mentale dans la rue. Les déficients mentaux qui se retrouvent à la rue, ça existe, et ce n’est pas drôle. Bien souvent, ceux-là ne disposent de rien. Ce n’est pas facile. Et je crois qu’il ne faut pas minimiser ce problème, qui prend de plus en plus d’ampleur."

Les plus grandes difficultés
Nicolas Boileau (21 ans): "La rue, ce n’est facile pour personne. Tu peux, évidemment, passer ta journée à consommer. C’est l’fun. Tu le fais pendant une journée, une semaine, un mois. Mais, à un moment donné, tu t’écoeures et t’as l’impression de t’enfoncer. Le plaisir qu’on peut tirer à être dans la rue, ça ne dure pas. Tu t’aperçois vite que tu es seul et très, très démuni. Accepter d’être pauvre, c’est extrêmement difficile."

James (20 ans): "Survivre en hiver est vraiment la chose la plus difficile. Parfois, il n’y a pas de place dans les centres d’aide pour dormir à l’intérieur. Coucher dehors, ça peut être dangereux. Ça me faisait peur. Il faut aussi aller et se faire accepter dans des endroits où l’on trouve un peu de chaleur: les stations de métro, les Dunkin’ Donuts, certains cafés. Le temps est long en maudit."

La quête
Frosty (23 ans): "Au lieu de voler dans les magasins, moi, j’ai préféré devenir mendiant. C’est mon choix. C’est tout. Je quêtais dans des métros ou sur des grosses rues, comme l’avenue du Mont-Royal. Je me faisais environ 20 $ par jour. J’étais poli avec les gens et je ne forçais personne. À un certain moment de ma vie, c’était la seule façon d’avoir de l’argent."

Nicolas Boileau: "Quêter, je ne suis pas d’accord avec toi là-dessus, je trouve que c’est harceler le monde. Par exemple, les gens font quelques coins de rue sur l’avenue du Mont-Royal et ils se font demander de l’argent trois ou quatre fois. Je comprends qu’ils soient parfois écoeurés et même déchirés: donner ou pas, à qui, pourquoi exactement? Ce n’est pas facile. Je me sens mal aussi à l’idée de demander de l’argent à du monde qui travaille fort pour le gagner, alors que j’en aurais les aptitudes si je n’avais pas autant de problèmes. Mais c’est faux de dire que tous les jeunes de la rue quêtent. Je crois que, pour l’ego, mendier n’est pas très valorisant."

La consommation de drogue
Nicolas Boileau: "Avant la rue, je consommais déjà de la drogue. Ce que vivre dans la rue a fait, c’est amplifier le problème. En fait, je suis tombé dans la rue à cause de la drogue, des dettes. Dès que j’avais de l’argent, je le dépensais là-dedans. C’était infernal. Quand tu te lèves le matin, tu te dis: >Je dois trouver du pot, je dois trouver du pot.> C’est toujours la course à la drogue, la seule chose que tu peux faire, la seule activité. Quand certains ont de l’argent, ils partent sur la galère. Quand ils n’en ont plus, ils en veulent d’autre. Et c’est fort, parce que juste le fait d’en parler, j’en shake… Quand tu vis dans la rue, tu cherches souvent à oublier ta condition, et c’est ce que permet la drogue. C’est la fuite de la réalité. Ça peut être destructeur."

Nicolas Bonneau (22 ans): "J’étais alcoolique, et c’est ce qui m’a un peu amené dans la rue. Je ne voyais plus clair, je dirais. Petit à petit, je m’en suis sorti. Je suis en train de passer à travers. Mais avec un problème de dépendance, tu ne peux pas t’en sortir tout seul dans ton coin. Ça te prend du monde comme au Refuge pour faire un bout de chemin."

Stéphane Bell: "La rue m’a rapproché de toutes les drogues. J’ai goûté à tout. Mais un jour, ça m’a épeuré. Ce n’était plus un plaisir. Tranquillement, j’ai fui tout ça. Et j’ai trouvé d’autres activités. J’allais souvent à la Bibliothèque centrale pour lire un peu, par exemple. Je peux même dire que c’est en partie ce qui m’a sauvé. Aujourd’hui, je crois que les jeunes de la rue prennent de la drogue à des degrés vraiment différents. Donc, on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier."

Les autorités
Nicolas Boileau: "À Montréal, les policiers et les lois sont parfois sévères. On peut nous donner des tickets de 100 $ à peu près pour avoir fait du squeegee, ou même pour attroupement illégal alors qu’on est seulement quelques amis à l’angle d’une rue. C’est qu’à leurs yeux, on a l’air louche. Les gardiens de sécurité dans les métros non plus ne nous tolèrent pas beaucoup."

Stéphane Bell: "Il y a des bons et des mauvais policiers, des bons et des mauvais politiciens. Dans l’ensemble, je pense que nous sommes surtout vus avec méfiance. J’avais un truc pour éviter les problèmes: je portais du linge ordinaire, sobre. Ils se méfiaient moins. Je pense quand même que plusieurs tentent de faire leur travail. C’est tout."

Le travail
Frank: "Quand je vivais dans la rue, des gens venaient me voir et me disaient: >Va travailler!> Je me sentais mal, car je savais qu’ils avaient raison dans le fond. J’avais les capacités et les aptitudes pour le faire. Ils voyaient que j’étais en santé, que j’étais capable de m’exprimer. Par contre, j’étais dans un tourbillon d’alcool et de révolte. Je n’étais pas bien. Je considère qu’il y a des choses à régler avant de penser à aller travailler. Toute l’aide qu’on m’a donnée, je veux la rembourser un jour par mon travail. C’est ma dette. Je trouve cette aide précieuse pour les mauvaises passes qu’on peut avoir dans la vie."

Nicolas Boileau: "Je travaille dans un entrepôt une journée par semaine depuis quelque temps maintenant. Ça va bien. Et je veux travailler plus souvent. Mais si je peux faire ça aujourd’hui, c’est que je ne pense plus à ma propre survie. Tu ne peux pas penser à travailler quand tu ne sais pas où tu vas dormir, par exemple. Quand tu es dans la rue, tu es sur le mode survie. Il faut combler les besoins de base avant de penser à cela. Si tu n’as pas de bonnes conditions, c’est rough de travailler. Aussi, il faut que le genre d’emploi te convienne et que des gens t’aident à en trouver."

James: "Le problème n’est pas seulement le travail, mais aussi le logement. La crise des loyers, on la vit. Avoir un logement est très, très difficile. Les propriétaires ne veulent rien savoir de nous, car on n’a pas de bonnes références, et on est pauvres. On ne laisse pas souvent de chances aux jeunes."

L’itinérance en général
Nicolas Boileau: "Je pense que la marginalité existera toujours. Je suis plutôt contre l’exclusion, je pense qu’on peut la combattre. On doit se battre contre la pauvreté. Tu sais, le revenu minimum garanti, ce n’est vraiment pas une mauvaise idée."

Frank: "Pour moi, il y a eu un événement déclencheur qui m’a fait sortir de la rue: la vision des itinérants plus âgés, les vieux robineux. J’ai tout de suite su que je ne voulais pas finir de même. Ça fait peur. Ce sont des hommes qui ont abandonné. Fouiller dans les poubelles, je me suis rendu compte que ce n’était pas ma vie. C’est démoralisant. Quand tu vois ça, tu te projettes quelques années plus tard et ça te pousse à faire un choix. Quand tu fréquentes des endroits comme le Refuge, que tu écoutes les gens, que tu mets un peu de bon sens là-dedans, tu peux t’en sortir."

Stéphane: "Il ne faut pas devenir fataliste en disant que l’itinérance existera toujours. Il y a des choses qui doivent être faites pour prévenir ça. Les organismes doivent être encouragés et félicités. Dans mon cas, je savais que j’allais m’en sortir grâce à de l’aide. Combien de temps ça allait prendre, je ne le savais pas. Quand je regarde les jeunes de la rue aujourd’hui, non seulement je me vois à l’époque, mais je sais qu’ils vont remonter la pente s’ils y mettent de la volonté."

Les défis
Nicolas Bonneau: "J’ai décidé de faire un retour aux études, c’est ce qui me tient à coeur. Je fais présentement des études en soudage-montage à l’institut technique Aviron. Ça va bien. Je pense que c’est ce qui me motive le plus. J’ai aussi un enfant, Brian, dont je veux m’occuper davantage."

Frank: "C’est le domaine des arts qui m’intéresse, et il faut que je travaille fort. Je fais de la musique et j’écris aussi un peu. C’est une façon pour moi de dire ce que je pense. Je crois que c’est important pour moi de dire les choses."

Stéphane Bell: "J’ai passé des tests de classement pour réussir à finir mon secondaire. J’aimerais aussi faire carrière dans les arts du cirque, ou quelque chose comme ça. Pour l’instant, après être sorti de la rue, je sens que j’ai plus de possibilités."