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Affaire Lester : Imparfait du subjectif
Dans les prochains jours, Radio-Canada statuera sur l’avenir de Normand Lester. Déjà, s’est engagé un débat sur la liberté d’expression des journalistes et sur les contraintes qui leur sont imposées par certaines entreprises de presse. Dans quelle mesure un journaliste devrait-il pouvoir prendre part aux débats publics, entendu qu’il évite les conflits d’intérêts et ne fait pas de propagande haineuse?
Denoncourt Frédéric
La semaine dernière, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) prenait position en faveur de Normand Lester, soutenant que "l’histoire n’appartient à personne et que tous ont le droit de l’étudier, de l’analyser, de la commenter et de l’interpréter. Cela fait partie du débat public".
Cela dit, les normes et pratiques journalistiques imposées par Radio-Canada afin de garantir que la diffusion des reportages et que les interventions en ondes soient conformes aux plus hauts standards sont parfaitement louables pour la FPJQ. Cependant, la Fédération demeure perplexe quant aux moyens et aux contraintes imposées pour y arriver. "La question qui doit se poser est de savoir si la politique journalistique de Radio-Canada n’a pas le bras trop long en allant jusqu’à contrôler, si on veut, la vie privée de ses journalistes et leurs activités personnelles hors du travail", s’interroge la présidente, Anne-Marie Dussault.
"Est-ce que d’écrire un livre controversé équivaut à un engagement politique? Nous croyons que non, il n’y a rien dans ce livre qui laisse croire que Lester s’engage auprès d’une cause." Mme Dussault poursuit en soutenant que l’objet du litige n’a pas de lien avec le travail journalistique de Lester. "Est-ce que le fait que Lester offre sa vision sur l’histoire du Canada fait en sorte que ses topos sur l’international ne sont plus pertinents? Ce que nous défendons, au départ, c’est l’existence du livre, pas son contenu. [De plus,] il n’y a pas de propagande haineuse, on est donc dans le champ de la liberté d’expression", plaide la présidente.
Radio-Canada est reconnue pour imposer des normes plus strictes que les autres entreprises. Est-ce à dire que Lester aurait pu publier ce livre à TVA? "S’il avait publié ce livre à TVA tout en étant journaliste sportif, par exemple, je pense qu’il n’aurait pas eu de problème."
"La position de Radio-Canada est que M. Lester a été avisé à plusieurs reprises, lors de la lecture du manuscrit, que les positions qu’il prenait allaient à l’encontre des normes et pratiques de la Société", affirme le porte-parole de Radio-Canada dans ce dossier, Marc Sévigny, pour qui le problème vient de ce que l’ouvrage va au-delà du simple livre historique. Rappelant que le choix éditorial de Radio-Canada est d’offrir une multitude de points de vue, les journalistes sont ainsi tenus à l’objectivité et à l’impartialité. "Lester prend des positions très tranchées au départ qui donnent une couleur politique. Dans une oeuvre pamphlétaire, c’est correct. Mais il ne peut plus, à ce moment, de par les règles, continuer d’être journaliste à Radio-Canada." Déjà, lors de l’épisode des Minutes du patrimoine, Lester avait reçu un avis disciplinaire pour s’être "prononcé contre son employeur", "mais ce n’est pas lié à la décision de le suspendre", assure M. Sévigny.
M. Sévigny admet que la politique de la télévision publique est plus sévère que celle d’autres médias. "Par exemple, le journal La Presse a une politique très stricte pour les écrits dans le journal. Ce que les journalistes font à l’extérieur, c’est moins régi, mais je ne pense pas que ce soit le free for all."
Double standard?
Mme Dussault s’inquiète aussi de la mise en place d’un double standard, qui ferait que, dans certains cas, des sanctions seraient imposées, alors que dans d’autres on passerait l’éponge. Elle rappelle le cas de Robert Guy Scully, qui avait omis de mentionner que les Minutes du patrimoine, qu’il produisait, recevaient du financement fédéral. "Dans les faits, on s’aperçoit que la politique journalistique de Radio-Canada est tellement large, enveloppante et floue, qu’elle soumet les individus à l’arbitraire. Par exemple, Johanne McDuff, sur le scandale du sang contaminé, et Pierre Duchesne, sur Jacques Parizeau, ont écrit des livres qui pourraient être controversés. La liberté d’expression ne devrait pas être soumise à la subjectivité."
À ce propos, M. Sévigny réplique que ces livres ont été faits avec le consentement de Radio-Canada, qui avait droit de regard sur les manuscrits. Mais celui de McDuff ne portait-il pas une part de controverse, dans la mesure où elle mettait en cause le gouvernement et la Croix-Rouge? "C’était un livre journalistique, mais il n’y avait pas de jugement éditorial, elle mettait des faits en lumière de façon mesurée, équilibrée."
Est-ce que le cas de Scully est différent? "C’est peut-être difficile à comprendre, mais Scully n’est pas un journaliste de Radio-Canada. Il est un producteur d’émissions et n’est pas soumis aux mêmes règles. Quand l’ombudsman a demandé à Radio-Canada d’être plus rigoureux dans le cas des Minutes du patrimoine, c’était à propos des décisions de programmation, pas de Robert Guy Scully, qui n’était pas à l’emploi de Radio-Canada", d’enchaîner M. Sévigny.
Qu’en est-il de Don Cherry, commentateur au réseau CBC pour l’émission Hockey Night in Canada, qui a déjà dit des choses énormes sur les Québécois et les étrangers, sans jamais être sanctionné? "Écoutez, c’est un bouffon, mais les règles sont beaucoup plus flexibles pour un commentateur sportif, car il n’est pas un salarié de Radio-Canada et n’est pas régi par les normes journalistiques. Il a un contrat pour faire des commentaires uniquement au hockey. Pour moi, c’est embarrassant et je ne suis pas certain qu’on devrait continuer à tolérer Don Cherry non plus. Mais c’est à CBC de réfléchir là-dessus", fait remarquer le porte-parole de Radio-Canada.
Des assouplissements?
Instaurée il y a 75 ans, la politique journalistique de Radio-Canada a mis en place ses morceaux les plus importants dans les années 1960, ce qui a permis, selon M. Sévigny, à la Société de passer à travers des crises sociales importantes, sans être à la solde d’Ottawa ou d’un autre gouvernement. Vous êtes donc tenu à la neutralité? "Jusqu’à un certain point, mais il ne faut pas être plus catholique que le pape." Est-ce qu’il n’y a pas une clause qui dit que vous devez promouvoir l’unité canadienne? "Il n’y a pas de clause comme ça dans la politique de l’information. Dans le texte fondateur, il est dit qu’il faut éclairer, divertir et informer. Il n’est pas écrit qu’il faut promouvoir l’unité canadienne."
"Le cas Lester est un test, l’avantage de cette affaire est de susciter un débat sur le rôle des journalistes et leur liberté d’expression, sur leur liberté de citoyen ainsi que sur les responsabilités des entreprises de presse et sur le rôle de la télévision publique. Nous, on veut que, dans un premier temps, l’ombudsman puisse évaluer la question", conclut Mme Dussault.
Au départ, réticent à affirmer s’il y aurait lieu de revoir certaines règles de la politique journalistique pour laisser souffler les journalistes de Radio-Canada, M. Sévigny – se disant conscient de la grande sensibilité des gens par rapport à la liberté d’expression – modifie sensiblement le tir en fin d’entretien. "La position de la FPJQ ouvre peut-être la porte à ça, il y aurait peut-être des assouplissements possibles afin de permettre davantage à certains journalistes d’aller sur la place publique, mais de façon mesurée."
Normand Lester pourrait se voir décerner un simple blâme ou être renvoyé. Dans tous les cas, il pourrait en appeler de la décision rendue.
Sans commentaires
Lors d’un très court entretien, jeudi dernier, alors qu’il sortait tout juste d’une réunion de plus de trois heures avec la direction de Radio-Canada, Normand Lester nous a livré ses impressions. À fleur de peau, le journaliste n’avait pas vraiment le coeur à la discussion ni au débat.
"Je vous fais une gentillesse en vous rappelant, j’ai 54 appels en même temps, j’en ai par-dessus la tête, si vous avez des questions je peux vous répondre, mais pas pour longtemps."
Qu’est-ce qui en est ressorti, de cette rencontre?
"On va prendre une décision d’ici deux semaines sur mon sort. On me reproche essentiellement la publication du livre; on considère que c’est un livre engagé, polémique."
Quels arguments leur avez-vous servis?
"Je pense que j’ai déjà répondu à tout ça, non? Je ne veux faire aucun commentaire sur ce qui s’est passé [lors de la réunion]."
Avez-vous l’impression que, depuis l’an passé, votre tête était, en quelque sorte, mise à prix?
"Heu… écoutez, je ne veux pas commenter là-dessus."
Êtes-vous heureux des appuis manifestés en votre faveur?
"Je suis vraiment touché. Il y a une manifestation actuellement en face de Radio-Canada en ma faveur, les appels téléphoniques, les courriers électroniques, ça me touche vraiment, ces témoignages de milliers de gens ordinaires."
Est-ce que cela pourrait faire pression sur la direction?
"Écoutez, il faudrait les appeler. Je n’ai vraiment plus le temps…"