![L'affaire Normand Lester : Chronique d'un départ annoncé?](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/11/11122_1;1920x768.jpg)
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L’affaire Normand Lester : Chronique d’un départ annoncé?
L’affaire Normand Lester a pris des proportions incroyables. La sortie du Livre noir du Canada anglais (Les Intouchables) a entraîné la suspension du journaliste par Radio-Canada tout en faisant de lui le récipiendaire d’un prix de la Société Saint-Jean-Baptiste. Débat sur la liberté d’expression ou affaire personnelle?
Denoncourt Frédéric
"Depuis la Conquête, le Canada anglais s’est rendu coupable de crimes, de violations des droits humains, de manifestations de racisme et d’exclusion envers tous ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être blancs, anglo-saxons et protestants." Ces quelques lignes tirées de l’introduction du Livre noir du Canada anglais donnent le ton à un ouvrage qui pourrait coûter cher à Normand Lester. Radio-Canada, qui a suspendu le journaliste, lui reproche de présenter une image subjective de l’histoire canadienne, d’avoir écrit une oeuvre pamphlétaire et politique.
Parmi les passages les plus litigieux identifiés par Marc Sévigny, porte-parole de la télévision publique dans le dossier, celui-ci en page 78: "Tout au long de l’histoire du Canada, les Anglais et leurs francophones de service n’ont respecté les règles du jeu que lorsque cela les avantageait. Quand les rapports de force semblent vouloir se modifier, ils les changent, les suspendent ou, tout simplement, les ignorent complètement. C’était vrai dans les années 1830, ce l’était dans les années 1970, ce l’est encore aujourd’hui."
Pour sa part, Lester soutient simplement avoir fait un travail journalistique conforme, présentant des aspects que l’on préférerait ne pas regarder au Canada anglais. Rappelons que la saga a débuté au printemps 2000 alors que Lester mettait au jour le fait que les capsules sur l’histoire du Canada, Les Minutes du patrimoine, avaient reçu en secret 7,2 millions de dollars du gouvernement fédéral sur 10 ans. Lester dénonce ce qu’il qualifie "d’entreprise de propagande rose du fédéral" qui ne présente que les hauts faits d’armes de l’histoire du pays, pour ignorer les aspects moins glorieux.
En parallèle, Lester reproche à la presse anglo-canadienne de mener, depuis 1996, une campagne de dénigrement du Québec en le présentant comme "une société retardataire, intolérante et xénophobe". D’ailleurs, fait surprenant, les médias du Canada anglais parle somme toute assez peu de l’affaire. Mais le journaliste du quotidien The Gazette, Jay Brian, défend même Lester dans un article paru le 24 novembre!
Chaud débat
La semaine dernière, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) prenait position en faveur de Lester, soutenant que "l’histoire n’appartient à personne et que tous ont le droit de l’étudier, de l’analyser, de la commenter et de l’interpréter. Cela fait partie du débat public."
Les normes et pratiques journalistiques imposées par Radio-Canada afin de garantir que la diffusion des reportages et que les interventions en ondes soient conformes aux plus hauts standards sont louables pour la FPJQ. "La question qui doit se poser est de savoir si la politique journalistique de Radio-Canada n’a pas le bras trop long en allant jusqu’à contrôler, si on veut, la vie privée de ses journalistes et leurs activités personnelles hors du travail", s’interroge toutefois la présidente Anne-Marie Dussault.
"Est-ce qu’écrire un livre controversé équivaut à un engagement politique? se demande-t-elle. Nous croyons que non, il n’y a rien dans ce livre qui laisse croire que Lester s’engage auprès d’une cause." Anne-Marie Dussault poursuit en soutenant que l’objet du litige n’a pas de lien avec le travail journalistique de Lester. "Est-ce que le fait qu’il offre sa vision de l’histoire du Canada fait en sorte que ses topos sur l’international ne sont plus pertinents? Ce que nous défendons, au départ, c’est l’existence du livre, pas son contenu. Il n’y a pas de propagande haineuse, on est donc dans le champ de la liberté d’expression."
"La position de Radio-Canada est que monsieur Lester a été avisé à plusieurs reprises, lors de la lecture du manuscrit, que les positions qu’il prenait allaient à l’encontre des normes et pratiques de la société", affirme le porte-parole de Radio-Canada dans ce dossier, Marc Sévigny, pour qui le problème vient de ce que l’ouvrage va au-delà du simple livre historique. Rappelant que le choix éditorial de Radio-Canada est d’offrir une multitude de points de vue, les journalistes sont ainsi tenus à l’objectivité et à l’impartialité. "Lester prend des positions très tranchées au départ qui donnent une couleur politique. Dans une oeuvre pamphlétaire, c’est correct. Mais il ne peut plus, à ce moment, de par les règles, continuer d’être journaliste à Radio-Canada."
"Keep Canada British!"
Dans la charge souvent virulente contenue dans son livre désormais célèbre, Lester se propose de révéler l’envers de la médaille, renvoyant à leurs devoirs ces "donneurs de leçons". Si l’ouvrage expose des éléments assez bien connus, telle la déportation des Acadiens et les tensions ethniques entre francophones et anglophones à la suite de la Conquête de 1759 qui se prolongèrent jusqu’au XIXe siècle, il présente des révélations intéressantes sur la période litigieuse des années 1930 à 1945. Parmi les plus renversantes, celle qui veut que dans les années 30, Adrien Arcand (leader fasciste numéro un et nazi avoué, symbole de la xénophobie québécoise au Canada anglais et dont les journaux étaient reconnus comme des torchons antisémites) bénéficiait en secret d’un important soutien moral et financier de la part du premier ministre fédéral, Richard B. Bennett.
Lester prétend que le racisme, surtout à l’égard des Japonais, et l’antisémitisme étaient généralisés au Canada anglais durant des décennies. "Dans les années 30, >Keep Canada British< était le mot d’ordre au Canada anglais où l’on s’intéressait beaucoup, comme chez les Nazis, à l’eugénisme et au fondement biologique de la >race anglo-saxonne>", affirme-t-il.
Au passage, Lester ne manque pas de déboulonner quelques statues. Sur Mackenzie King, considéré au Canada anglais comme le plus grand premier ministre, il affirme: "C’était un antisémite viscéral, un admirateur d’Hitler qui prenait tous les moyens pour empêcher les juifs fuyant l’Europe de venir au Canada." Résultat de ce climat idéologique, le Canada présenterait le pire bilan des démocraties occidentales quant à l’accueil des réfugiés juifs après 1945. De plus, les lois fédérales racistes, ciblant une population WASP, n’auraient été abrogées qu’en 1949. Autant de réalités qui n’ont jamais fait l’objet de capsules historiques.
Depuis longtemps, analyse Lester, le mouvement souverainiste québécois a servi d’alibi au Canada anglais pour qu’il puisse se décharger et ne pas regarder son histoire. Ainsi, il dit ignorer si les Canadiens anglais sont au fait de ces tares historiques. "Mais habituellement, ça n’a pas tellement d’impact car les médias anglophones, presque en totalité, mènent la propagande contre le Québec."
S’il admet que le Canada anglais a évolué pour le mieux depuis 50 ans, Lester soutient que, malgré l’existence du nationalisme au Québec, l’extrême droite et ses germes d’intolérance, de xénophobie et de racisme sont ailleurs. "Le Ku Klux Klan existe toujours au Canada anglais et il a déjà été extrêmement important en Saskatchewan. Les bases idéologiques de l’extrême droite, même si ce n’est pas un phénomène important, sont au Canada anglais."
L’attente
Déjà avant sa suspension, Lester était manifestement mal à l’aise lorsqu’on l’interrogeait à propos de sa situation depuis sa mutation à de nouvelles fonctions, à la suite du retrait des Minutes du patrimoine que diffusait Radio-Canada. "Écoutez, pour l’instant en tout cas, on ne peut pas faire de rapprochements et on ne sait pas comment cela va évoluer… J’aime mieux ne pas faire de déclaration sur mes liens avec la Société Radio-Canada et la parution du livre, ce serait prendre position sur des questions d’avenir." Des propos qui laissaient présager que le journaliste n’excluait pas tout à fait la tournure actuelle des événements.
Jeudi dernier, alors qu’il sortait tout juste d’une réunion de plus de trois heures avec la direction de Radio-Canada afin de discuter de son avenir, Lester, à fleur de peau, n’avait pas le coeur à la discussion ou au débat…
Qu’est-ce qui est ressorti de cette réunion avec la direction de Radio-Canada?
"On va prendre une décision d’ici deux semaines sur mon sort. On me reproche essentiellement la publication du livre; on considère que c’est un livre engagé, polémique."
Quels arguments leur avez-vous servis?
"Je ne veux faire aucun commentaire sur ce qui s’est passé (lors de la réunion)."
Êtes-vous heureux des appuis manifestés en votre faveur?
"Je suis vraiment touché. Il y a une manifestation actuellement face à Radio-Canada en ma faveur, les appels téléphoniques, les courriers électroniques; ça me touche vraiment, ces témoignages de milliers de gens ordinaires."
Est-ce que cela pourrait faire pression sur la Société Radio-Canada?
"Écoutez, il faudrait les appeler. Je n’ai vraiment plus le temps."