Marcelle Ferron (1924-2001) : Les couleurs du temps
Société

Marcelle Ferron (1924-2001) : Les couleurs du temps

Signataire du Refus global, émule de Borduas et des automatistes, Marcelle Ferron s’est éteinte dans la nuit du 18 novembre dernier à l’âge de 77 ans. Si beaucoup avancent que ce départ marque la fin d’une époque, c’est tout particulièrement de ses inclinaisons sociopolitiques dont il fut question dans cette entrevue inédite, réalisée il y a quelques années par Marie Lachance, notre ancienne chroniqueuse aux arts visuels. Bribes d’une conversation aux partis pris sociaux remarquables et franchement d’actualité.

Il y a quelques années, une critique d’art établissait des liens de parenté inattendus entre les personnalités colorées de Marcelle Ferron et de Georges Sand. Au-delà du talent indéniable qui les animait toutes deux, on retiendra quelques convergences. Chacune, à son époque, issue d’un milieu familial à l’esprit largement ouvert, a emprunté, avec une audace qui n’a rien de factice, le périlleux chemin du féminisme, de la conscience et des engagements sociaux.

Marcelle Ferron est entrée dans le monde de l’art par la grande porte alors que, jeune peintre, elle fait la rencontre de Paul-Émile Borduas. Parce qu’à ses yeux la seule véritable création naît de la spontanéité et parce que son esprit était tout naturellement habité par des préoccupations sociales, elle s’est pleinement engagée dans le mouvement automatiste. En 1948, Ferron et ses compères signent le manifeste du Refus global. De 1953 à 1965, elle s’installe en France et y développe ce langage pictural animé et intense qui lui fait aujourd’hui prendre rang parmi les plus grands maîtres de l’abstraction lyrique. Quand, plus tard, elle se lance dans la pratique du vitrail (sans pour autant laisser en rade ses pinceaux), elle réalise entre autres les verrières de stations de métro de Montréal et celle du Palais de justice de Granby, où se manifeste le même attachement à la lumière et aux couleurs vives. Ferron voit dans ces réalisations destinées aux lieux publics une façon de ne pas être oubliée. Mais aussi un pont tendu entre le citoyen et l’art.

Cette grande engagée aura monté plus d’un cheval de bataille: de l’idéologie communiste à l’indépendance du Québec, en passant par la reconnaissance du statut de l’artiste et par une restructuration des politiques culturelles. À 73 ans, au moment de cette rencontre, Marcelle Ferron n’avait rien perdu de sa fougue, ni de son esprit bagarreur, s’acharnant encore à faire la peau – avec ses humbles moyens, disait-elle – aux injustices sociales.

Vous travaillez sur un projet actuellement?
"Je ne peux pas m’arrêter de travailler! Je fais actuellement un vitrail pour une école pour petits enfants. Je leur ai mis des fleurs, des bateaux, de la couleur."

C’est important pour vous la couleur?
"Ben oui! Imaginez si les fleurs étaient grises. Y a plus un amoureux qui offrirait de bouquet à sa copine! Surtout qu’ici, les architectes ne mettent pas de couleurs sur leurs édifices. J’ai fait des tollés là-dessus. Écoute, la couleur, c’est nécessaire. Dans ce pays, c’est blanc six mois par année, alors on a besoin de couleur. Il faut en mettre en architecture, là où il y a le monde."

Pour vous, le vitrail n’est-il pas aussi le moyen de permettre à l’art de pénétrer dans la vie sociale?
"C’est ce qu’on appelle l’art public. Ça a commencé quand les artistes en ont eu marre de faire des tableaux qui s’en vont dans des voûtes de banques. L’art, c’est pas fait pour les singes! Les parcs, les métros, les fresques. Dans le temps, il y a eu des gens qui étaient contre ces projets et qui disaient: "Vos affaires abstraites, le peuple comprend pas ça." Ben comment "ils comprennent pas ça"? Comment ça se fait qu’ils achètent tous mes tableaux, alors? Mais qu’est-ce qu’ils voulaient? Des portraits de Papineau? C’est pas ça, l’art public!"

À votre avis, l’abstraction, ça parle aux gens?
"Je comprends! Un des plus beaux compliments qu’on m’ait fait est venu d’une vieille femme qui prenait le métro pour aller faire des ménages chez les juges et qui débarquait une station à l’avance. Radio-Canada fait des entrevues et lui demande: "Pourquoi descendez-vous tous les jours ici?" [en parlant de la station Champs-de-Mars]. Elle dit: "Qu’il fasse beau, qu’il fasse mauvais, ça, ces grandes formes qui dansent me font chaud au coeur." C’est le plus beau commentaire…"

… qu’on ait fait sur votre travail?
"… qu’on ait fait sur l’importance de la couleur! Combien ça rend joyeux, combien c’est nécessaire. Et cette femme apparemment sans instruction avait dit la chose qu’aucun critique n’avait dite, et la plus belle, et la plus simple. C’est-à-dire qu’en quatre mots, elle venait de dire ce que j’avais voulu faire: des "grandes formes qui dansent"… Et en toute simplicité! Il faut arrêter de prendre les gens pour des idiots. C’est pas parce qu’un homme n’a pas de culture ou qu’il n’est pas bardé de doctorats, qu’il est imbécile. Je connais des bardés de doctorats qui sont des imbéciles!"

Vous avez déjà mentionné que, côté carrière, vous n’aviez plus rien à prouver, ce qui vous donnait la chance d’entretenir un autre rapport à la vie, à l’art.
"La carrière, c’est un bien grand mot. Je suis rentrée de France parce que j’ai été accusée d’espionnage. À ce moment-là, ça voulait dire que la carrière internationale qui s’ouvrait à moi était finie. Je me suis dit: "C’est quoi la carrière internationale? Ça flatte l’ego, et puis c’est tout." Alors je me suis mise à l’art public. Tout ça, ça a beaucoup réorienté ma vie. Je crois que je vis plus au présent. Je m’intéresse beaucoup à ce que font les jeunes artistes et, quand c’est possible, j’essaie de dire mon mot, pour qu’il y ait une politique de la relève. Il ne faut pas sacrifier une génération comme ça. Y a pas d’âge pour le talent. T’as autant de talent à 30 ans qu’à 75. La différence, c’est qu’à 75, t’as acquis une plus grande liberté d’expression, tu te poses moins de questions. Tu fais ce que tu as à faire, tu fais de ton mieux et t’es moins angoissé de faire l’oeuvre parfaite. Ça n’existe pas, l’oeuvre parfaite. Ce qui compte dans l’oeuvre d’un artiste, c’est sa trajectoire, c’est le chemin, la démarche qu’il poursuit. Il y a des gens qui passent toute leur vie à faire le maudit même arbre. On peut dire que ce sont des peintres morts, parce qu’ils ne prennent aucun risque. Ils appliquent toujours la même recette et ils s’emmerdent! C’est triste parce qu’ils n’ont plus ce que je considère comme très important: la dimension du jeu dans l’art. Dans mon cas, il y a quelque chose qui a joué énormément – et je dis ça bien modestement -, c’est le fait d’avoir été toujours confrontée à la mort. Quand tu as un rapport à la mort, t’en as un à la vie. Ça donne énormément de charme et d’importance à la vie. Ça permet d’apprécier et de développer une grande tendresse pour les gens."

La dernière fois qu’on s’est parlé, vous vous étiez montrée intéressée à bavarder de la montée de la droite.
"Je devais être en train de lire un bouquin là-dessus! Tu sais, quand on regarde ce qui se passe dans le monde, c’est pas très joli, hein? C’est pour ça que j’ai toujours été péquiste. J’ai toujours trouvé qu’ils avaient, et je ne parle pas des dirigeants là, je parle de la mentalité du parti, comme approche, il a toujours eu une corde sociale plus sensible. Et cette corde sociale, il ne faudrait pas qu’ils la perdent. Il ne faudrait pas qu’ils swinguent à droite. Pour ça, il faut les rappeler à l’ordre. Certains disent aujourd’hui que la gauche, ça ne veut plus rien dire, et puis que la gauche, la droite, c’est pareil. Je regrette, mais c’est pas du tout pareil!"

Vous avez déjà dit que ce serait votre dernier combat.
"Ah oui! Mais avec mes humbles moyens. Je ne suis pas une bête politique, mais je pense qu’il faut que tout le monde s’y mette. Par exemple, il ne faut pas accepter le chômage, les sans-abri, dans un des plus riches pays du monde. C’est inadmissible, une chose pareille! D’accord, c’est mondial, le chômage. Mais c’est un secret de Polichinelle: on préfère faire travailler la main-d’oeuvre de Chine ou d’Indonésie. Mais ce qui est choquant, c’est toutes les blagues qu’on raconte au monde. Tout le monde n’a pas fait des hautes études en économie, en sociologie, et on dirait qu’ils ont toujours pris le monde ordinaire pour des imbéciles! Ils font des excès et des excès, et après ils sont tout surpris quand arrive une rivoluzione. Ben, ils ont couru après! C’est comme une rivière: quand tu mets des barrages, eh ben, ça déborde. Il faut maintenant qu’il y ait une vraie politique sociale. Prenons le fric des banques et de ceux qui en gagnent trop, et qu’on renfloue la cassette! Tu vois, il faut le partage des biens. Peut-être qu’il faut toujours lutter pour ça, à chaque étape, à chaque strate de la société, à chaque génération. C’est pour ça que je suis à gauche."

Parce qu’à gauche on lutte toujours?
"Les esprits conservateurs sont toujours en train de vouloir préserver un monde qui n’a plus lieu. Ce qu’on appelle la gauche est là pour s’adapter aux changements, aux transformations.

Quand un gouvernement se met à pencher un peu plus à droite, il penche un peu plus pour les bailleurs de fonds, les grands argentiers. Qu’est-ce que tu veux? Un grand argentier qui n’a jamais mis les pieds à la Pointe-Saint-Charles ne sait pas vraiment ce que c’est que la pauvreté. C’est une abstraction pour lui. Mais des fois, c’est parce qu’il est égoïste aussi. Il se dit: "Si t’es pauvre, c’est parce que tu l’as voulu. Si t’es chômeur, eh bien, c’est parce que t’es un fainéant!" Qu’ils arrêtent ou je les étrangle! Comme si les gens aimaient ça, être chômeurs! Quand y a des gros dégâts au point de vue social, les gens ont peur, personne ne veut perdre son lunch, c’est normal. Mais il faut qu’il y ait une gauche qui pousse pour que les politiciens restent au centre, sinon, ils vont aller à droite!

J’ai horreur de l’exploitation et des types qui croient que le peuple ne voit rien! Ce qu’il y a, c’est qu’on n’explique pas tout aux gens ordinaires, bien souvent parce qu’on ne souhaite pas qu’ils sachent certaines choses. C’est des ouvertures. Et c’est pour ça aussi que quand il y a des problèmes politiques, ils veulent toujours mettre la clef dans la porte des postes de télé ou de radio où on documente les gens. Ça dérange toujours quand le peuple sait! Ou alors, ils coupent dans l’éducation. Mais il faut pas couper chez les professeurs! S’il y a quelque chose de précieux dans une cité, c’est les profs. C’est très grave quand le pouvoir établi empêche l’information de circuler et se débarrasse de ceux qui s’opposent à certaines injustices."