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Médias : Faire son devoir
Frédéric Boudreault
Depuis deux semaines, un nouveau héros est né: le journaliste Normand Lester est devenu un martyr sacrifié à l’autel de la liberté d’expression, après la décision de Radio-Canada de le mettre au rancart à la suite de la publication de son pamphlet acidulé Le Livre noir du Canada anglais. On n’épiloguera pas longuement sur la pertinence de ce livre (un véritable pétard mouillé, par ailleurs), ni sur l’acte de provocation très bien orchestré par le journaliste, mais on s’attardera plutôt sur l’aspect éthique de cette histoire. La question sous-jacente à cette controverse, c’est de savoir jusqu’où le journaliste peut se rendre dans ses prises de position, surtout quand il travaille pour une entreprise de presse soumise à des règles sévères, comme à Radio-Canada. Alors, doit-il garder ses opinions au vestiaire? Là-dessus, les avis s’avèrent très partagés.
Étonnamment, les journalistes anglophones semblent plus enclins à défendre Normand Lester. Bien qu’ils ne soient pas du tout d’accord avec le pamphlet du reporter, quelques-uns d’entre eux estiment que la liberté d’expression est un droit auquel on ne doit pas toucher. Pour Jay Brian, chroniqueur au journal The Gazette, Radio-Canada n’a pas le pouvoir de régir la vie de ses employés en dehors de la salle de rédaction. "Après le travail, vous êtes un citoyen comme les autres. Vous devez avoir les mêmes privilèges, à moins que votre employeur puisse vous payer 24 heures par jour. Sinon, il n’a pas le droit de vous dire quoi faire de votre temps."
Paul Wells, chroniqueur parlementaire à Ottawa pour le National Post, partage le point de vue de son collègue montréalais: "Je viens de cette nouvelle école de journalisme qui croit que c’est impossible de faire preuve d’objectivité. Tout ce qu’on peut rechercher, c’est de la justesse. Il est nécessaire de présenter plusieurs points de vue. Je préfère connaître ce que Normand Lester pense afin de pouvoir filtrer ses reportages à l’avenir."
À l’opposé, Florian Sauvageau, professeur de journalisme à l’Université Laval, juge que les règles de Radio-Canada sont peut-être sévères, mais qu’elles ont raison d’exister. Selon lui, le journaliste doit le plus possible faire preuve d’objectivité. Pour le professeur, travailler pour Radio-Canada, c’est un peu comme entrer en religion. "Il y a des gens qui vont dire que l’objectivité, le devoir de réserve, c’est de l’hypocrisie. Mais tendre vers l’objectivité, c’est ce que doit faire le journaliste. Il ne faut pas oublier qu’on travaille pour le public. C’est pour ça qu’on est là, et il s’attend qu’on transmette les informations de la manière la plus impartiale." Florian Sauvageau remarque que Lester savait très bien dans quoi il s’embarquait en publiant son livre. "Quand il est entré à Radio-Canada, Normand Lester savait qu’il y avait des normes et des pratiques. Si ça ne lui convient pas, qu’il aille travailler ailleurs."
On a demandé également à une autre personnalité médiatique plongée au coeur d’une controverse de nous donner son opinion sur le sujet. Le directeur de l’information du journal Le Devoir, Michel Venne, vient d’ailleurs de publier Les Porteurs de liberté, un livre vantant les mérites de la souveraineté. Sans vouloir prendre position dans l’affaire Lester, l’ancien journaliste et éditorialiste offre cependant une réponse plus nuancée sur le droit de réserve. "Je pense qu’un journaliste qui n’a pas d’opinion est un mauvais journaliste. C’est à partir de nos opinions, de nos valeurs, de ce qu’on trouve important dans la vie, qu’on décide d’écrire sur un sujet ou un autre. Mais, oui, le journaliste a un devoir de réserve. Quand j’étais reporter, je n’ai jamais dévoilé mes préférences politiques. Jusqu’à ce que je devienne éditorialiste, et là, j’étais payé pour donner mon opinion. À partir de ce moment-là, est-ce que je devais cesser de faire du journalisme? Je ne crois pas. Il existe des garde-fous dans nos pratiques déontologiques."
Une chose est certaine: tout le monde est d’accord pour dénoncer la rapidité à laquelle Radio-Canada a réagi. Une décision qui sent plus le règlement de comptes que la considération purement éthique. Et comme le faisait remarquer Florian Sauvageau: "Il y a des cas où Radio-Canada aurait pu appliquer la même chose, mais les dirigeants ne l’ont pas fait."
Par exemple, il y a quelques semaines, le journaliste Pierre Tourangeau, lui aussi à l’emploi de Radio-Canada, n’a pas ménagé ses mots dans un plaidoyer contre la mondialisation lors d’un atelier se déroulant au cours du congrès de la Fédération des journalistes du Québec. Est-ce que la société d’État l’a puni parce qu’il a livré ses opinions sur cette question? Et si Lester avait écrit un livre pourfendant le Parti québécois, aurait-il eu droit au même traitement? Poser la question, c’est y répondre.