![Vers un État policier? : La loi et l'ordre](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/11/11276_1;1920x768.jpg)
![Vers un État policier? : La loi et l'ordre](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/11/11276_1;1920x768.jpg)
Vers un État policier? : La loi et l’ordre
Avec les projets de loi C-36 sur le terrorisme et C-42 sur la sécurité publique, le Canada prendrait-il des airs d’État policier? Du moins, les pouvoirs supplémentaires accordés aux forces de l’ordre soulèvent l’inquiétude. Dans cette lutte à la menace terroriste, serions-nous en train de perdre l’équilibre entre sécurité et liberté?
Tommy Chouinard
Photo : Benoit Aquin
Des sommets économiques bouclés à l’intérieur de zones de sécurité militaire excluant toute protestation. Des grèves illégales et des gestes de désobéissance civile ou de dissidence politique assimilés à des actes terroristes. De l’insinuation dans la vie privée des citoyens par l’écoute électronique sans mandat. Des arrestations préventives et des interrogatoires forcés de personnes innocentes, toujours sans mandat…
Tous les ingrédients sont-ils réunis pour assister à l’avènement d’un État policier au Canada? Car c’est ce type d’abus qui pourrait survenir lors de la mise en application prochaine des controversés projets de loi C-36 sur le terrorisme et C-42 sur la sécurité publique, s’il faut en croire les analyses réalisées par les regroupements d’avocats, de criminalistes et de défenseurs des libertés civiles, scénarios toutefois vite démentis par le gouvernement.
Quoi qu’il en soit, les projets de loi C-36 et C-42, réponses musclées d’Ottawa à la menace terroriste qui a fait son coming out lors des attentats du 11 septembre, ne manquent pas de susciter des craintes en attribuant des pouvoirs supplémentaires aux forces de l’ordre et aux membres du gouvernement. Plus que par des lois, c’est confirmé en argent sonnant: le ministre fédéral des Finances, Paul Martin, a décidé d’injecter pas moins de 5,5 milliards de dollars dans la police et l’armée, selon son nouveau budget rendu public lundi dernier. Des questions sérieuses se posent alors…
Les attentats du 11 septembre serviraient-ils de prétexte aux autorités pour s’arroger, sous le coup de l’émotion et de l’insécurité générale, des pouvoirs accrus et attribuer des pratiques extraordinaires aux policiers, sous le couvert de nécessité de sécurité nationale, en faisant peu de cas des droits et libertés?
Ou encore, ces mêmes attaques seraient-elles plutôt devenues le réveil nécessaire, voire salutaire, du gouvernement canadien pour donner un sérieux coup de barre à un système législatif en manque de mordant, sur la base de motifs raisonnables de sécurité et de la volonté de stopper la prolifération des terroristes au pays?
Entre la sacro-sainte nécessité de sécurité lancée de façon alarmiste et l’angélisme souvent manifesté à propos des libertés civiles, un débat fait ainsi rage, débat qui nécessite quelques précisions. D’une part, il est encore loin, le jour où les bruits de bottes de la marche militaire hanteront le quotidien des citoyens canadiens. De l’autre, les forces policières n’ont cependant pas l’habitude de faire dans la dentelle au cours d’opérations spéciales, les manifestants au Sommet des Amériques s’en souviennent.
Les perceptions s’avèrent ainsi radicalement différentes, selon que l’on soit d’un côté ou l’autre de la barricade. "La GRC soutient le projet de loi C-36, affirme Paul Marsh, porte-parole de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) joint à Ottawa. Cette loi nous offrira des outils additionnels pour contrer le terrorisme et maintenir la sécurité nationale. C’est le plus important." Pour sa part, la Ligue des droits et libertés, une organisation qui est sortie plus souvent qu’à son tour pour dénoncer les dérapages policiers, se fait plus que sceptique. "Nous pensons que le projet de loi C-36 est une réponse excessive et injustifiée, estime son président, André Paradis. Car C-36, c’est du law and order."
Résultat: le difficile mais ô combien vital équilibre entre sécurité et liberté est chamboulé par ces deux projets de loi qui modifient une trentaine de législations et qui sont en cours d’étude à Ottawa. Tous les spécialistes dans ce domaine sont montés au front pour le prouver. À commencer par Julius Grey, avocat, professeur de droit à l’Université McGill et défenseur invétéré des libertés civiles.
"Je considère que cette loi est une menace à la liberté, estime celui qui dénote un glissement dangereux. Je pense cependant que le gouvernement l’adopte de bonne foi, mais il ne tient pas compte du principe général de l’histoire humaine: tout pouvoir mis en place finit par être utilisé abusivement. Je crois que, d’ici peu, on regretta ce genre de législation, car elle va trop loin et brise nos fondements démocratiques."
Comme quoi, même si le terroriste le plus recherché, Oussama ben Laden, prétend que les chartes des droits et libertés représentent le talon d’Achille de l’Occident, son point faible, il ne faut pas céder à la tentation de les mettre de côté. "Ce serait perdre la partie", croit Grey.
"En temps de crise, les politiciens hyperréagissent parfois, et c’est là que ça devient dangereux, affirme de son côté Denis Barrette, avocat membre de l’Association américaine des juristes et de la Ligue des droits et libertés. Il est hasardeux de transformer notre droit sous pression, en voyant mal l’impact que cela aura dans le futur. On risque souvent, pour des motifs de protection de la démocratie, d’adopter des règles de façon imprudente et, justement, d’étouffer cette démocratie."
Dispositions douteuses
Le projet de loi C-36 a suscité une vague de réflexion à travers tout le Canada. Par exemple, à l’invitation de la Ligue des droits et libertés, huit avocats se sont regroupés et ont analysé le projet de loi. À la suite de cette analyse, la Ligue a rédigé une déclaration accablante endossée par quelque 180 organismes sociaux. Par ailleurs, en novembre dernier, la faculté de droit de l’Université de Toronto a tenu une conférence sur le projet de loi antiterroriste qui a entraîné la publication ultrarapide et pertinente du livre The Security of Freedom, une collection d’essais de spécialistes en droit et en politique présents lors de l’événement.
Dans un cas comme dans l’autre, des inquiétudes ont été soulevées. Certes, tous s’entendent pour dire que les dispositions concernant la lutte au financement des groupes terroristes s’avèrent des plus appropriées.
Par contre, l’ambiguïté règne souvent, surtout au sujet de la définition d’"activités terroristes", malgré les amendements de la ministre de la Justice Ann McLellan. "La définition proposée d’actes terroristes, bien qu’elle ait été un peu améliorée, n’établit toujours pas une distinction claire et adéquate entre terrorisme, activité criminelle non terroriste et dissidence politique non terroriste. Toutes sortes de gens peuvent entrer dans cette définition", souligne André Paradis. Ce dernier se demande aussi comment sera interprété le fait de "participer" ou de "faciliter" (même sans le savoir et sans intention) un acte terroriste, deux comportements sévèrement punis. "Ce sera un gros débat d’interprétation devant les tribunaux, mais je crains que des gens innocents ne soient, là aussi, visés par les autorités."
D’ailleurs, les minorités arabes et musulmanes, notamment par le biais de la Fédération canado-arabe, ont manifesté leur inquiétude. Elles ont peur d’être associées aux terroristes de par leur race et leur religion. "Si j’étais un musulman ou une personne de descendance arabe, je serais très inquiet, car c’est évident qu’en matière de terrorisme, ces gens-là deviennent des suspects et attireront l’attention", souligne l’avocat et criminaliste Jean-Claude Hébert.
"Je pense que les gens qui ne sont pas des terroristes ne seront pas visés, soutient Mike Niebudek, vice-président de l’Association canadienne des policiers et des policières (ACP). La définition inclut une personne qui va saisir un avion ou prendre des otages, mais exclut les gens qui participent à une grève légale, une protestation dont la raison n’est pas de causer des dommages substantiels."
Plus spécifique et concrète cette fois, comme le dénonce particulièrement l’Association canadienne pour les libertés civiles, une disposition de la loi autorise des arrestations et des détentions préventives, ce qui permet aux policiers d’arrêter, sans mandat et sur la seule base de simples soupçons (une première!), toute personne qu’ils croient susceptible de commettre un acte terroriste. L’individu peut être détenu pendant 72 heures, avant d’être accusé ou remis en liberté. Selon la Ligue des droits et libertés, les policiers pourraient utiliser la mesure pour ficher des personnes "suspectes" sans aucune preuve. "Les personnes qui contestent vigoureusement l’ordre établi, comme les opposants à la mondialisation, les autochtones et les environnementalistes, risquent d’être victimes de ces mesures", estime André Paradis. Bref, C-36 équivaudrait à criminaliser la contestation…
"On se rapproche un peu de la philosophie du système inquisitoire, soutient Jean-Claude Hébert. Pourtant, au Canada, on est très fier d’avoir un système accusatoire. Et la Cour suprême a déjà dit que le système accusatoire était un principe fondamental. On fait face à des risques évidents."
Autre risque, selon les critiques: toute personne soupçonnée de détenir des renseignements sur un crime terroriste n’aura plus le droit au silence et pourra être forcée de témoigner devant un juge, même pour faire avancer une enquête, ce qui constitue en quelque sorte la fin de la présomption d’innocence. "Il n’y a pas que ça, indique Julius Grey. La possibilité de procès dans lequel la preuve n’est pas entièrement divulguée à l’accusé et à la défense, mais seulement un sommaire, compromet le droit à une défense pleine et entière, à un procès juste et équitable. Quelques fondements de notre droit sont ainsi bousculés." Et c’est sans compter l’écoute électronique, qui n’est plus considérée comme un dernier recours, et la limitation de l’accès à l’information, en vertu du principe de sécurité nationale… Les corps policiers, eux, ne s’en font pas outre mesure et jurent qu’ils "n’utiliseront que les moyens nécessaires selon les limites fixées par la loi", comme le souligne Mike Niebudek.
Toutes ces dispositions, qui seront dans certains cas révisées après quelque temps, donnent toutefois des impressions non fondées de dérapages, ajoute ce représentant des forces policières. "Ça devrait rendre les citoyens moins inquiets de savoir que la police est maintenant en mesure de détenir des gens pour un ou deux jours, ce qui est un inconvénient minime si on le compare au pire qui pourrait arriver, comme la mort de plusieurs personnes. Pour ce qui est des arrestations préventives et de l’écoute électronique, les policiers doivent de toute façon aller devant un juge pour obtenir un mandat. On n’accorde pas de pouvoirs à la police pour faire ce qu’elle veut. C’est cette surveillance qui va éviter des abus." Néanmoins, ce sont des juges de la cour fédérale qui accorderont les mandats aux policiers, "des juges qui sont souvent d’anciens fonctionnaires fédéraux qui demeurent proches du gouvernement, note Jean-Claude Hébert. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas compétents, mais il aurait été préférable d’avoir recours à des juges plus indépendants".
Une disposition du projet de loi c-42 permet au gouvernement fédéral de créer des zones de sécurité militaires au pays "s’il le juge nécessaire pour les relations internationales, la défense ou la sécurité nationales", sans obtenir au préalable ni l’approbation du Parlement, ni celle des provinces. Ainsi, le Sommet des Amériques et le futur Sommet du G8 à Kananaskis (Alberta) auraient pu ou pourraient être bouclés par l’armée… Le droit donné à plusieurs ministres (celui de la Défense, entre autres) d’adopter des arrêts d’urgence (mesures en situation de risque) sans avoir obtenu l’accord du Parlement confirme que "C-42 vient amplifier la menace, puisque des pouvoirs discrétionnaires se retrouvent entre les mains d’une brochette de ministres sans aucun contrôle", comme le note André Paradis.
Débat entre sécurité et liberté
Est-ce que toutes ces dispositions s’avèrent nécessaires? L’Association du barreau canadien en doute. Pour les 37 000 juristes qu’elle représente, la plupart des dispositions comprises dans C-36 frisent l’inutilité, puisqu’elles couvrent des crimes et infractions déjà inclus dans le Code criminel et la Loi sur le Service canadien de renseignement et de sécurité (prise d’otages et détournement d’avion, entre autres). Selon l’Association, C-36 ne fait qu’une chose de plus: augmenter les mesures répressives… en brimant les libertés individuelles. "Une panoplie de lois d’urgence permettent déjà d’agir, affirme Julius Grey. Il n’y a donc pas ce vide absolu qu’on soupçonne."
Pour les avocats interrogés, la nécessité d’agir contre le terrorisme ne se situe pas tant dans l’initiative législative que dans une meilleure mise en application des règles existantes et une allocation des ressources plus cohérente. Même l’ex-directeur du Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS), Reid Morden, qui a dirigé l’organisation pendant cinq ans, a affirmé que les autorités n’avaient pas besoin de plus de pouvoirs, mais de bien plus de cohésion et de ressources. L’ancien chef de la lutte au terrorisme juge non nécessaires les nouveaux pouvoirs accordés aux services de sécurité! "On devrait se concentrer encore davantage sur l’immigration et la sécurité dans les aéroports, là où il y a un réel besoin", note Julius Grey.
C’est pourquoi lui et d’autres critiques pensent qu’Ottawa a fait fausse route en fonçant toutes voiles dehors, en écourtant les débats et en imposant le bâillon. Une forte pression exercée par les États-Unis sur les pays alliés pour répondre illico à la menace en harmonisant (ou en uniformisant?) les mesures de sécurité ne serait pas étrangère à cette affaire réglée en mode accéléré. "On se demande si, en raison de ce contexte d’urgence, on n’a pas sacrifié un examen sérieux de tous les tenants et aboutissants d’un tel amendement qui bouscule plusieurs lois. Le premier ministre Jean Chrétien a dit qu’on pourrait toujours revenir sur cette loi et y apporter les correctifs nécessaires si jamais il y avait des dérapages. C’est une bien mince consolation. Car quand les choses sont coulées dans le béton, il est plus difficile de casser le béton pour refaire une nouvelle dalle." Les représentants de la police estiment que le débat a été fait, que "tous les groupes intéressés ont été entendus", que "le gouvernement songeait déjà depuis un bon moment à apporter des correctifs en ce sens" et que "le 11 septembre a bousculé les choses", comme l’indique Mike. Si la sécurité préoccupe le gouvernement à ce point, pourquoi le projet de loi sur le crime organisé, promis il y a plus d’un an, tarde-t-il encore?
À trop vouloir se précipiter sur le cas du terrorisme, observe Julius Grey, le gouvernement pourrait se le faire reprocher plus tard. L’avocat cite en exemples l’appui à l’emprisonnement de Japonais lors de la Seconde Guerre mondiale et l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre, deux événements qui ont vite fait déchanter lorsque la population a vu leur mise en application: arrestations d’innocents et arrivée de l’armée dans les rues en 1970. "Les gens sont généralement favorables aux mesures qui peuvent leur donner de la sécurité, indique André Paradis. Mais leur idée peut changer le jour où ils voient les premières victimes et les abus. Ce que les gens ne voient pas, et ce dont ils vont s’apercevoir avec le temps, c’est que ces mesures vont les rejoindre, car elles vont faire partie de notre culture juridique. On va s’habituer à elles et les voir s’étendre, toujours dans l’illusion que cela va nous protéger."
Protéger contre quoi exactement? Car le hic avec ces projets de loi, pensent plusieurs critiques, c’est qu’ils sont disproportionnés par rapport à la menace réelle du terrorisme au pays. "La menace terroriste, on n’en sait trop rien, pense Jean-Claude Hébert. On aurait aimé que les gens qui sont sur la première ligne de la lutte au terrorisme nous donnent davantage d’information. Le gouvernement, de plus, n’a jamais répondu à la demande de démontrer en quoi les instruments qu’il avait déjà à sa disposition ne lui suffisaient pas. Des ministres ont dit que même avec C-36, on ne pouvait prévenir des actes terroristes, comme le cas de l’attentat au coin des avenues Laurier et du Parc (attentat prévu par Ahmed Ressam en 1999). C’est pourquoi on peut douter des intentions des autorités."
Ces intentions seraient-elles d’élargir l’éventail des moyens qu’elles ont à leur disposition? Si Mike Niebudek estime que les policiers "utilisent la force et les moyens nécessaires, pas plus", une tangente se profile tout de même. Depuis quelques années, la limite de l’acceptable concernant les moyens employés par les policiers est sans cesse repoussée pour des questions de sécurité. Il n’y a qu’à penser au recours à des arrestations douteuses et au poivre de Cayenne au Sommet de l’APEC en 1997, à l’usage inusité des balles de caoutchouc, du gaz lacrymogène et des canons à eau au Sommet des Amériques en 2001. Avec C-36 et C-42, une autre étape semble franchie. "Comme le seuil de tolérance de la société est flou et dépend du contexte, les autorités se permettent d’aller plus loin, explique Denis Barrette. Les policiers vont souvent à la limite et, parfois, la dépassent."
Et pourtant. Comme le retrait des projets de loi C-36 et C-42 semble quasi impossible (tel que le réclame la Ligue des droits et libertés), que la nomination d’un ombudsman pour surveiller leur application est mise en doute, que le recours à la Cour suprême pour tester leur constitutionnalité est improbable, il ne reste plus qu’une issue: "Il faut être vigilant et surveiller la prochaine étape: l’application, conclut Jean-Claude Hébert. Quand il y aura, je pense, les premières bavures policières, c’est là qu’il faudra les dénoncer, les décrier et affirmer qu’on l’avait bien dit." À suivre…