Peace is dead.
C’est écrit au coin de deux rues du centre-ville où manifestants et policiers se sont disputé le terrain lors du Sommet des Amériques.
En utilisant la calligraphie hippie des années 60, l’auteur de cette petite phrase prophétique voulait probablement affirmer que les utopies dont s’était inspirée la contestation pacifiste de l’époque étaient définitivement mortes. Et qu’il était temps en avril dernier de brasser la cage puisque les pouvoirs politiques tapis dans l’ombre ne voulaient rien dire et rien entendre sur la manière d’intégrer l’humain dans la machine à sous.
Que malgré les leçons de la Grande Guerre, malgré les temps d’opulence, de progrès sociaux, et de relative stabilité qui ont suivi, au bout de tous les possibles, nous n’avons pas su dominer nos instincts de prédateurs, notre appétit pour le sang et l’asservissement, que l’échelle de valeurs dans laquelle nous nous élevons, fondée sur le pouvoir et l’argent, reste invariablement l’échelle des êtres.
Peut-être est-ce inscrit dans nos gènes, peut-être n’y pouvons-nous rien.
En Amérique du Nord, les décideurs ne défendent plus d’idéaux ni même de programmes politiques, mais des conceptions légèrement différentes de la libre entreprise.
Ce sont des esprits comptables socialement sous-éduqués pour lesquels le service public consiste en général à servir leurs propres intérêts sinon ceux de leurs proches.
La notion de projet de société est depuis longtemps écartée du vocabulaire courant, car les temps sont au business, et si l’on juge un premier ministre, un président sur sa performance économique, la politique recrute plus aisément dans les rangs des hommes d’affaires que dans ceux des idéologues.
Les premiers tentent d’appliquer des principes d’entrepreneurship dans des champs de compétence tels l’éducation et la santé, sans vision et sans compassion.
Ainsi, le fossé entre les aspirations des citoyens et les ambitions de leurs élus s’est creusé depuis les 20 dernières années.
Passé le stade de la haine et du mépris, des millions de citoyens se sont résignés. Et si quelques militants ont choisi l’action directe, le commun des citoyens, détournant les yeux du pathétique spectacle d’un policier criminel blanchi, d’un pédophile en liberté, des gamblers frivoles de la Bourse en folie et des commandos suicide, s’est enfoncé dans l’indifférence et le dégoût. "Quoi que je fasse, quoi que je pense, rien ne changera", disent-ils en substance. Nous nous sommes enfoncés…
Certains ont sombré dans une spiritualité orientaliste bâtarde plus appropriée aux rues de Calcutta qu’au centre-ville de Cash City. Branchés sur le bien-être du corps ou tenants d’un ascétisme fait d’une renonciation individuelle qui ne se préoccupe que rarement du voisin, ils relèguent les questions importantes de ce monde au rang de broutilles méprisables et préfèrent croire que le Feng Shui est une pensée politique, l’art du sushi une forme de simplicité volontaire.
Les autres, préférant un futur incertain à un quotidien plus corrompu que leurs fichiers MP3, bouffent du gadget à la pelle, se réfugient dans la réalité virtuelle, et se pètent les neurones aux sons de machines à musique où la cadence étouffe l’harmonie et l’urgence du neuf toute démarche créatrice qui ne serait pas dictée par le hasard.
Et puisque tout ou presque a été dit, on plagie, on échantillonne, on clone, on s’adonne à des cultures faciles et connes.
La pub est considérée comme un art; l’art de consommer. Et ce qui reste de gratuit dans l’art, le geste, l’élan, la beauté, n’est plus qu’un refuge déprécié, au pire, une fuite prétentieuse et dérisoire des réalités du monde.
Et c’est ainsi que le 11 septembre, lorsque la mort s’est abattue sur cette Amérique dégoûtée, ceux qui ont essayé de trouver un quelconque sens à ces atrocités ont cru qu’au moins elles feraient réfléchir.
Il y eut un petit deuil pieux. Et puis le maire de New York est venu dire qu’il fallait consommer sinon les victimes indirectes seraient congédiées.
Et puis nous avons cru un moment qu’une guerre pouvait être juste. Elle s’est évidemment muée en propagande et désirs de vengeance. Et puis, sacrifiant le progrès, nous avons choisi la sécurité, jusque dans la restriction excessive des libertés. Maintenant en Amérique, on est coupable tant qu’on n’a pas soi-même prouvé son innocence.
On avance en arrière! Peace is dead. Tandis qu’Oussama ben Laden se poussait des décombres déguisé en Roi mage, c’est nous qui étions piégés.