![Jeffrey Simpson sur Jean Chrétien : Les rênes du pouvoir](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/11/11378_1;1920x768.jpg)
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Jeffrey Simpson sur Jean Chrétien : Les rênes du pouvoir
Vous croyez habiter le plus beau pays du monde, un authentique modèle de démocratie comme se plaît à le dire Jean Chrétien? La réalité est peut-être un peu moins rose, car si le Canada n’est pas ce que fut l’Afghanistan, il reste que le "p’tit gars de Shawinigan" règne aujourd’hui tel un gentil dictateur, écrit le journaliste JEFFREY SIMPSON dans son dernier livre. Et les choses risquent d’empirer.
Denoncourt Frédéric
Un an après sa réélection pour un troisième mandat consécutif, le Parti libéral de Jean Chrétien apparaît aujourd’hui ancré au pouvoir plus solidement que jamais. Un sondage paru la semaine dernière sur les intentions de vote au fédéral accorde 54 % des appuis au PLC contre 16 % à son plus proche poursuivant, le Parti conservateur. Ce qui frappe avant tout dans ces résultats, c’est l’écart impressionnant favorisant les libéraux, plutôt inhabituel pour un parti depuis si longtemps en place.
Au pouvoir depuis 1993, Jean Chrétien est bien sûr le premier à profiter de cette situation particulière. Mais qu’est-ce qui peut expliquer une telle performance du PLC auprès de l’électorat après huit longues années? Une gestion particulièrement exceptionnelle de l’État ou… le manque de crédibilité et la faiblesse de toute autre option? Jeffrey Simpson, columnist au quotidien torontois The Globe and Mail, penche pour la seconde hypothèse dans son dernier ouvrage, The Friendly Dictatorship. Le Canada, de facto un pays à parti unique? "Oui. Une saine démocratie implique la possibilité de remplacer le gouvernement en place si on le juge nécessaire, ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui."
Un dictateur élu
Selon Simpson, nonobstant cette domination du PLC avec la déroute des partis d’opposition, deux autres éléments contribuent à l’affaiblissement de la démocratie canadienne: le désintérêt de la population, qui se manifeste par une baisse de la participation électorale, et les lacunes historiques de notre système parlementaire, qui accorde trop de pouvoir au premier ministre. "Tous les gens que j’ai rencontrés lors de la dernière campagne électorale étaient déçus de ne pas percevoir de solution de rechange au PLC. Cela a donné lieu à la plus faible participation à une élection fédérale depuis la Seconde Guerre mondiale." En considérant les citoyens en âge de voter, on arrive à un taux de participation de 52 ou 53 %, parmi les plus bas dans le monde occidental.
Les distorsions quant à la représentation liées à notre système électoral contribuent peut-être à l’apathie de la population. "Il n’y a pas de lien entre le pourcentage de vote accordé aux partis et la représentation aux Communes. En Ontario, le PLC a balayé la province avec seulement 50 ou 55 % des votes."
Simpson ne mâche pas ses mots pour critiquer les faiblesses du parlementarisme. Le Sénat est docile et sans pouvoir réel, tandis que les députés sont réduits, en vertu de la discipline de parti, à jouer les figurants. "Le Parlement est perçu comme une institution ridicule où les députés se conduisent comme des enfants se battant dans une cour d’école. Il n’existe aucun contrepoids au pouvoir du premier ministre, mis à part la bruyante et généralement inefficace période de questions. Une fois sa majorité parlementaire acquise, le premier ministre est l’équivalent d’un dictateur élu."
Chrétien bénéficie d’une conjoncture particulière et ce n’est certes pas parce qu’il est un grand visionnaire, de l’avis de Simpson. Pragmatique, il serait davantage un homme de pouvoir qui gouverne à la petite semaine, sans grandes idées. "Après 40 ans en politique, il n’a rien dit de mémorable à part sa formule préférée: "Le Canada est numéro un". Le leitmotiv de Chrétien est de ne jamais engager le pays dans de grands débats d’avenir. Regarder en avant impliquerait d’admettre des problèmes, et cela entraînerait des débats qu’il risquerait de ne pas contrôler."
Une illustration récente de ce trait de personnalité du premier ministre est le débat entourant le projet de loi antiterroriste. Même l’opposition, Chrétien aurait usé de toute la latitude dont il bénéficie pour faire valoir ses vues. "Chrétien est un type qui demande la loyauté et qui décourage le vote libre en chambre pour ne pas perdre le contrôle." Le premier ministre a imposé le bâillon pour mettre fin aux débats en chambre après quatre heures et demie seulement. Il imposait cette pratique contestée pour la 72e fois depuis 1993!
Autre irritant non négligeable de notre système: le pouvoir de nomination très étendu du premier ministre qui implique qu’il devient en quelque sorte l’employeur de ceux dont le mandat est parfois d’avoir un regard critique sur ses activités. "Il nomme tous les gens qui comptent au sein du gouvernement fédéral: le juge en chef de la Cour suprême, le vérificateur général, le chef de l’armée canadienne, le président de CBC/Radio-Canada, le commissaire à l’éthique, le commissaire aux langues officielles, et j’en passe."
L’épisode du "Shawinigate" l’an dernier, alors qu’un parfum de scandale plana au-dessus de Chrétien – il pourrait s’être servi de son statut pour solliciter un prêt de la Banque centrale de développement pour un hôtel adjacent à un terrain de golf dans lequel il avait des intérêts – est un bel exemple de lacune des mécanismes de contrôle indépendants du gouvernement. "Chrétien a insisté sur le fait qu’il était, en tant que premier ministre, responsable des standards en matière d’éthique au gouvernement, incluant lui-même, bien sûr. Cela implique que le commissaire à l’éthique, au lieu de soumettre son jugement au Parlement, l’envoie au premier ministre, la seule personne à l’avoir nommé. Le premier ministre est donc juge et partie, faisant paraître le commissaire comme son pantin. Ce dont nous avons un urgent besoin ici, c’est d’un commissaire à l’éthique indépendant. La justice doit être rendue et doit se faire ouvertement avec une légitimité indépendante."
Accès à l’information
Chrétien serait aussi un chef réticent à rendre compte des opérations de son gouvernement. "Il existe toute une machine à Ottawa pour le rendement public du renseignement. Cependant, elle est contrôlée par le gouvernement en place, et les informations que celui-ci ne veut pas voir divulguées, il les retient de toutes ses forces."
Même dans la situation de crise qui a suivi le 11 septembre, malgré l’enjeu, Chrétien aurait usé de son pouvoir pour manoeuvrer seul. "Au début de la crise, il n’y a pas eu de réunion de la Chambre des communes. Est-ce que le Parlement a été convoqué quand Chrétien a décidé d’envoyer des soldats? Non."
Le Canada est-il aujourd’hui moins démocratique que les autres pays? "Je dirais que le pays met plus de pouvoir dans les mains du premier ministre que tous les autres pays occidentaux, et toutes les tendances vont dans le sens d’un renforcement additionnel."
"Ce qui rend encore plus inacceptable le système actuel pour les gens, c’est que dans les organisations pour lesquelles ils travaillent, ce genre de hiérarchie n’est plus populaire. On essaie d’encourager la participation, les idées et les initiatives dans un processus d’inclusion. Alors qu’à Ottawa, la ligne est clairement établie par le premier ministre et ses conseillers."
En conclusion, Simpson avance certaines pistes, dont l’assouplissement de la discipline de parti afin de laisser les députés voter librement sur certains enjeux. L’instauration d’un nouveau système électoral basé sur le vote alternatif favorisant une représentation plus fidèle (où l’électeur établirait son premier, deuxième ou troisième choix) et un Sénat élu pour contrebalancer le pouvoir du premier ministre pourraient aussi être envisagés. "Ce que je souhaite en fait, c’est que des groupes se forment dans la société civile et en politique pour étudier la question et formuler des options."
Dans l’immédiat, il suggère surtout aux partis d’opposition d’abandonner la voie idéologique et les visions régionales, sous peine de voir le PLC encore longtemps en poste. "Les libéraux vont prier pour que le NPD n’apprenne pas de ses erreurs et que le Parti conservateur et l’Alliance canadienne continuent de croire qu’ils peuvent les battre à eux seuls."
Parce que, ne soyons pas naïfs, les changements ne viendront pas d’en haut. "C’est le système que Chrétien connaît et contrôle et rien ne le fera changer. Il est le Roi-Soleil du gouvernement." Malade, la démocratie canadienne?