Société

La semaine des 4 jeudis : L’indifférence

Tous ceux qui, en fin d’année, ont participé à des partys de bureau connaissent les effets libérateurs et désinhibiteurs de la maudite boisson.
Sous l’emprise de l’alcool, les déprimés reprennent brièvement du poil de la bête avant de sombrer à chaque verre un peu plus profondément dans une tristesse infinie. Les collègues au tempérament jovial deviennent encore plus insupportablement joyeux jusqu’à s’en péter les cordes vocales.

L’affaire n’est pas sans danger: une décimale au-dessus de la limite légale et l’aguichante Linda Lepoille lance une main baladeuse vers les braguettes, tandis que Roger Lapoire, timide sous-fifre, déverse soudain des années de frustration à la face de son patron, sidéré.

Demain, ils le regretteront. Mais que faire? L’alcool renforce les penchants naturels du buveur. Il exacerbe ses sentiments profonds. Bref, "in vino veritas", comme le diraient judicieusement Jean-Paul II, Jean Lapointe ou Ralph Klein.

Il y a quelques jours, le premier ministre de l’Alberta a dû admettre à regret qu’il était aux prises avec un problème d’alcool après que son penchant pour le whisky lui eut fait commettre une petite bavure juteuse.

Par un beau soir de fin décembre, rond comme une queue de billard, Ralph Klein stoppe limousine et chauffeur devant un foyer pour sans-abri de la triste ville d’Edmonton.

Là, inspiré par ces temps de partage et d’amour, il s’écrie devant témoins et à travers son dentier: "Gang de lâches! Profiteurs! Rebuts de la société! Allez donc travailler!" Puis, grand seigneur, fouillant dans ses poches, il lance à la ronde son petit change à l’assemblée avide et médusée.

L’incident, très médiatisé, n’a pas fait broncher le bon peuple des Prairies comme on aurait pu le croire…

Entretenant le persistant préjugé qui veut que leurs esprits soient affectés par l’inhalation prolongée des vapeurs de grosse merde de vache, les Albertains ont plutôt pris en pitié oncle Ralph et personne ne lui a suggéré de démissionner.

Entendons-nous tout de suite. L’alcoolisme n’est pas un vice. On se fout des problèmes d’alcool de Ralph Klein. S’il fallait congédier chaque élu qui a un penchant pour la boisson, nos assemblées nationales seraient aussi vides qu’une église le dimanche, et le Québec n’aurait pas eu assez de premiers ministres pour traverser le XXe siècle.

Ralph Klein est comme n’importe quel fêtard qui se laisse aller. L’alcool n’a fait qu’exacerber et étaler au grand jour ses penchants naturels. Et c’est pour cela qu’il devrait être congédié. Parce que son mépris pour les pauvres, les misérables, les moins nantis, ceux que la vie n’a pas favorisés ne fait pas de lui le premier ministre de tous les Albertains. Parce qu’il confirme la marginalisation délibérée d’une partie de ses citoyens, ce qui n’est en aucune manière une attitude responsable pour un premier ministre. Des sourires et des faux-semblants, des discours rassembleurs, Ralph Klein n’en affichait pas beaucoup. Ce qui restait du vernis de sa façade de bien-pensant s’est décapé dans l’alcool de grain. Ralph Klein n’est pas le premier ministre de tous les Albertains, mais le drame, c’est que les Albertains dont il est le premier ministre s’en fichent. Fiers Canadians.

L’incident rappelle cette phrase fantastique que l’ex-éditeur de La Presse Roger D. Landry avait lancée aux Francs-Tireurs: l’assistance sociale, c’est comme la grattelle, ça se transmet parmi les membres d’une même famille, avait-il dit en substance. Une prose que lui auraient peut-être enviée Rimbaud pour conclure Les Petits Chercheurs de poux, et Ralph Klein pour couronner une bamboula bien arrosée…

Avant de prendre sa retraite, Roger D. Landry patronnait un prestigieux événement intitulé La Personnalité de la semaine ainsi qu’un gala annuel. Le gratin des affaires, des sports et parfois de la culture y a défilé au fil des ans. Si M. Landry a encore quelque influence, j’espère qu’il pensera à suggérer que M. Klein y soit un jour intronisé.