Myco Anna : Us et couture
Société

Myco Anna : Us et couture

À l’heure où l’uniformisation des genres sévit dans tous les domaines artistiques, de jeunes créateurs comme MARIE-CHANTAL LE BRETON, fondatrice et designer de la ligne de vêtements Myco Anna, font le pari d’une nouvelle conceptualisation de la  mode.

Marie-Chantal Le Breton ne s’en cache pas: elle est partie de rien. Enfin, c’est ce qu’elle dit lorsqu’on la questionne sur les débuts de sa modeste entreprise. Il s’agit pourtant, dans son cas, d’un rien un peu touffu: un parcours scolaire rapidement interrompu, de nombreux voyages d’exploration sur les cinq continents, un goût marqué (dès le très jeune âge) pour l’expression artistique sous toutes ses formes. On a du mal à croire, lorsqu’on visite son nouvel atelier-boutique (spacieux, agréable, bondé de clientes), au parcours chaotique qu’évoque la jeune créatrice. "C’est un peu un hasard si je suis dans le monde de la mode aujourd’hui; au fond, tout ce que je voulais, c’était créer. C’est ainsi que j’ai réussi à combiner expression artistique et gagne-pain, mais le médium aurait pu être différent. Si on m’enlevait mes tissus, je crois que je me mettrais à peindre et si je n’avais plus de peinture, je pourrais gagner ma vie en chantant!"

Cette candeur apparente laisse poindre une détermination monstre que la fondatrice de Myco Anna a du mal à cacher, malgré sa douceur naturelle. Si son passé errant lui a permis de s’initier à une multitude de savoir-faire (elle a gagné sa vie en faisant des bijoux, de la peinture, des collages, des imprimés pour les vêtements), l’expérience lui a surtout appris qu’il n’y a pas de recette miracle pour la réussite. La sienne? "Beaucoup, beaucoup de travail, et une bonne dose d’audace, que j’ai probablement développée en étant autodidacte, c’est-à-dire en creusant mon propre sillon."

De fil en aiguille
Une réussite qui peut sembler mirobolante donc, mais dont Marie-Chantal Le Breton rappelle chaque étape comme les jalons d’un réel parcours de combattante. "Il y a 10 ans, je revenais d’un long voyage, je n’avais pas d’emploi. Je partageais mon temps entre la peinture et la danse, espérant entrer dans une école et devenir danseuse professionnelle. Lorsqu’on m’a dit que j’étais trop âgée [à 25 ans!] pour faire l’école de danse, je me suis achetée une vieille machine à coudre Singer, je l’ai installée dans ma cuisine et je me suis mise au travail." Des imprimés cousus sur des jeans et montrés en défilé à la Fourmi Atomik aux chics vestes de laine et fourrure qu’on voit dorénavant sur les rayons de sa boutique, il existe un monde d’essais, d’erreurs, de doutes et de petites découvertes. C’est en apprenant à apprivoiser ces démons que la créatrice a fondé un style hybride et excentrique qui définit Myco Anna aujourd’hui. "Ce qui m’a aidée, malgré la solitude du début, c’est de voir mes créations très vite reconnues. Depuis mes premières initiatives, la demande [commandes de boutiques à Québec et à Montréal, défilés de mode, confection sur mesure] a toujours été plus grande que ma capacité de confection."

Grâce à son sens artistique en constante ébullition et à son intuition indéfectible, Le Breton réalise, entre 1992 et 2000, quelques très bons coups (les jupes-cravates dont elle avait vendu quelques exemplaires chez Simons et qui lui ont ensuite été commandées par centaines, par exemple) qui lui valent la reconnaissance du milieu de la mode comme celle d’un public qui grandit à vue d’oeil. Sa production, principalement des pulls, des jupes, des pantalons et des t-shirts, est toute conçue selon le même principe: la récupération. Pour la jeune artiste, la sauvegarde de l’environnement était, bien avant la fondation de sa ligne de vêtements, une entreprise essentielle. Sur ce point encore, elle se distingue des grands canons de la mode, pour qui le recyclage des matières est loin d’être une priorité. "Comme je lis beaucoup à propos de l’environnement et des enjeux de la pollution sur la planète et sur nos vies, c’est une préoccupation majeure qui devient liée à mon travail. Si je peux créer librement tout en recyclant, c’est génial car je fais d’une pierre deux coups."

Planète rebelle
Si un tel idéal est louable, il n’en demeure pas moins difficile de l’accorder à la pratique dans un domaine comme celui de la mode. Non seulement les théories de marketing et de commercialisation encouragent le profit des entreprises et la surconsommation, mais l’esthétisme que tentent de nous inculquer les grandes marques (et plusieurs designers) relève plus de la culture du jetable que de l’économie de moyens. Et des vêtements faits de pièces de laine et de coton usagées font plus figure de fripes que de créations originales aux yeux des puristes du marché. "Je me suis souvent fait demander si je faisais des vêtements pour les friperies; jusqu’à ce que les gens voient la diversité des créations et leur qualité, bien souvent inattendue", raconte Marie-Chantal Le Breton.

En effet, les lainages qui ont fait la réputation de la griffe n’ont rien de convenu: ils constituent, pour la plupart, des amalgames de bouts de laine prélevés sur divers vêtements dont on a prolongé la vie en les greffant à leurs semblables. La technique fonctionne aussi bien avec des matières plus légères comme le coton et les tissus synthétiques, et Myco Anna décline désormais la méthode en des dizaines de modèles et une quantité infinie de styles, chaque pièce étant somme toute unique. "Pour moi, le défi est de faire un vêtement durable, authentique qui soit aussi le reflet de mes goûts excentriques, explique la créatrice. Ce que je reproche au milieu de la mode, c’est d’imposer une dictature des tendances: la mentalité du goût unique qui veut qu’une année, tout soit rouge dans les magasins et que l’année suivante les gens doivent presque refaire intégralement leur garde-robe parce que le rouge, selon les créateurs, est devenu out."

Couture underground
En s’opposant à l’industrialisation à outrance, la maestro de la griffe est consciente de limiter le rayonnement de son oeuvre. "Peu m’importe, car de toute façon, je ne suis pas issue du milieu… en fait, je suis une freak de la mode!" lance-t-elle avec une pointe d’humour. C’est d’ailleurs dans cette ironie théâtralisée qu’elle puise une part importante de son inspiration, refusant de se prendre au sérieux et laissant libre cours à toute envie spontanée durant la création et la confection de ses vêtements. "Je m’amuse à surfer sur la zone d’incertitude entre le beau et le laid, le classique et le kitsch. Je crois que c’est l’une des raisons qui font que les gens aiment porter mes créations: elles reflètent une personnalité libre et complexe." La preuve en est que depuis l’ouverture de sa boutique l’automne dernier, la clientèle s’est considérablement élargie et compte parmi ses rangs de jeunes branchés comme des gens plus straight, de tous âges, qui portent leur ensemble Myco Anna au bureau, quitte à faire un pied de nez au sacro-saint conformisme social.

La dernière année a été, pour Marie-Chantal Le Breton et son entreprise, celle de l’expansion. Forte de l’appui que lui a réservé le milieu de la mode (elle fut récipiendaire des bourses Matinée – distinction remise aux couturiers de la relève les plus prometteurs – en 2000 et en 2001) et une clientèle de plus en plus bigarrée, la fondatrice de Myco Anna a réalisé un grand rêve: elle a ouvert une boutique à son propre nom, à laquelle se greffe un immense atelier de confection où s’activent sans relâche quelques jeunes couturières. Entre la création des dessins à réaliser, la supervision des différentes étapes de la confection, les séances d’essayage et une participation active à plusieurs événements de la scène artistique québécoise, la jeune femme d’affaires trouve le temps d’élever sa petite fille et de continuer sa croisade contre la destruction de l’environnement.

Heureusement, elle a à ses côtés Christiane Garant; responsable de la mise en marché des produits, cette dernière a une vision de la mode aussi marginale que son associée. Ensemble, elles ont su réaliser un plan de commercialisation à petite échelle (quoique ambitieux) d’un art qu’elles redéfinissent selon les inspirations les plus diverses. À cheval entre l’artisanat moderne et un prêt-à-porter avant-gardiste, elles tentent le compromis d’une réussite à leur image dans un milieu qui ne peut plus se permettre de les ignorer. Invitée à participer à la grande semaine de la mode de Montréal en mars prochain, Myco Anna risque de se hisser, avant longtemps, sur les podiums tous azimuts: gageons que les Japonaises porteront leurs fringues d’ici peu.