Jean Lapointe : Résistances
Société

Jean Lapointe : Résistances

Quels sont vos démons? "Je ne crois pas aux démons. C’est un langage que je laisse à George Bush." Vos bibittes alors? "Des bibittes?" Celles qui vous ont fait commettre tant d’excès? "Je suis un grand passionné… et les grands passionnés sont de grands excessifs. Dans tous les domaines: le jeu, l’alcool, l’amour", avance JEAN LAPOINTE.À l’aube d’une nouvelle série de spectacles pour laquelle il ne cache pas son grand enthousiasme, l’homme-orchestre de 66 ans demeure toujours aussi attachant qu’attendrissant: ses opinions politiques, ses fonctions parlementaires, ses abus, ses amours disparues, les blagues de Jean Chrétien… Il livre ici réflexions et révélations sur un parcours terriblement accidenté. Douleurs et éblouissements d’un survivant.

Pleurs

"Quand j’ai découvert le monde de la peinture, je voulais en savoir plus. Je n’ai pas acheté un livre, je les ai tous achetés. Je suis entré dans une librairie, puis une autre, j’ai tout acheté et tout dévoré d’une traite. J’ai passé mes après-midi dans les encans. Je me suis mis à acheter des tableaux, à collectionner, à échanger. J’ai connu Marc-Aurèle Fortin, Jean-Paul Lemieux… C’est ça, une passion. J’ai meublé ma vie de passions: la philatélie, le golf huit jours par semaine…

C’est un trait de caractère qui n’a pas que des avantages. Vouloir toujours aller au bout des choses peut se retourner contre vous.
"Ben oui, il y a des passions qui sont… défectueuses."

Parlons-en. Si vous n’aviez pas fait ce métier exigeant, croyez-vous que vous auriez dû affronter des problèmes d’alcool?
"Probablement…l’émotivité… Je ne sais pas si j’ai trop bu parce que j’étais alcoolique ou si je suis devenu alcoolique parce que j’ai trop bu, mais 18 ans de clubs et de cabarets avec des salles déjà paquetées après l’entracte… on finit par se mettre au diapason de son public. Travailler au Café de l’Est, dans les dernières années du temps des Jérolas, ça me répugnait à tel point que j’étais incapable d’y aller à jeun."

Ce problème, vous l’avez retourné à votre avantage ou plutôt au bénéfice de vos semblables avec les Maisons Jean Lapointe. Pourquoi?
"Tous les alcooliques qui s’en sortent veulent aider car ils comprennent la souffrance de l’autre. Moi, personnalité connue, on m’a simplement approché d’abord pour que je prête mon nom. Puis, des considérations financières nous ont poussés à démarrer une fondation qui a demandé beaucoup de travail.

Vous êtes-vous personnellement impliqué auprès des pensionnaires?
"Pendant des années. Trois quatre fois par semaine."

Les téléthons vous ont servi de mode de financement. Tous se rappellent cette fameuse crise où vous aviez carrément engueulé les téléspectateurs qui ne donnaient pas…
"Ben oui, moi, l’innocent, je prenais ça personnel… Je l’ai regretté. Je suis un hyperémotif et je suis cardiaque. Le lendemain, je me suis ramassé à l’hôpital et je me suis dit: "Plus jamais…" Au moins, cette fois-là, quand j’ai fait ma crise, les lignes du Bell ont sauté… Authentique!"

J’ai été bouleversé en lisant vos mémoires d’apprendre que, malgré votre lucidité et tout l’encadrement privilégié dont vous pouviez disposer, votre première épouse est décédée des suites de l’alcoolisme.
"Je n’avais rien vu venir… et la situation a dégénéré rapidement. Les deux dernières années de la vie de ma femme ont été les deux pires années de ma vie. On dormait la lumière ouverte parce qu’elle commençait à voir des bibittes… Ma pauvre Marie… je lui parlais en douceur quand elle sirotait son verre de vin le matin. Jamais je n’ai perdu patience."

Vous n’avez pas pu l’aider?
"Non. Je n’ai fait qu’adoucir ses souffrances. Je l’ai envoyée chez Betty Ford plusieurs fois à la Maison Jean Lapointe. Elle n’y restait pas… La liberté, c’est quelque chose de fort. Vingt-cinq pour cent des alcooliques ne peuvent pas ou ne veulent pas s’en sortir."

Et puis, il y a quelques mois, ce fut le départ subit de votre seconde épouse. Arrive-t-on à apprendre à perdre ceux qu’on aime? Est-ce pour vous chaque fois plus difficile?
"Je ne suis pas remis encore du départ de Cécile, ç’a été si subit…"

Alors qu’est-ce qui vous permet de continuer et facilite votre retour en force?
"La foi. La foi m’a toujours sauvé. Ce n’est pas cérébral, j’ai une foi totale, il n’y a pas une parcelle de doute dans mon esprit. C’est pourquoi la mort ne me fait pas peur.

Partir pour partir… fini, aller rejoindre ceux que j’aime. M’en aller chanter avec Félix, rejoindre mes frères… Cécile… puis tout le monde."

Rires
C’est étrange, cette poignée de chansons bien connues qui parlent du plaisir de chanter. Vous ne vous considérez pourtant pas comme un chanteur.
"Oh non! Je suis un comique qui chante. Je suis quand même pas sourd, mais, mis à part mon sens de la mélodie, je ne me mettrais pas parmi les 50 meilleurs auteurs-compositeurs du Québec. S’il avait fallu que je ne fasse que chanter, je n’aurais pas connu une carrière très fructueuse. À mes débuts, c’est ce mélange humour-chanson-imitation qui a séduit d’emblée. Particulièrement les Français. Mais depuis mon enfance, j’ai toujours aimé les chanteurs. Ils ont eu une influence importante sur ma vie, Bourvil, Montand, Aznavour, Ferland, Félix…"

Après l’époque des versions inspirées des vagues pop et rock américaines, comme Yaketti Yak ou Méo Penché, popularisées par les Jérolas, une partie de la chanson, au Québec, s’est résolument lancée dans l’engagement et le nationalisme. Vous n’avez jamais songé à suivre cette voie?
"D’abord, ce n’était pas mon créneau. Je cherchais à faire des ballades avant toute chose. Des chansons comiques, de jolies mélodies amusantes. Ensuite, pour des raisons strictement économiques et géographiques, je n’y croyais pas. Et puis, je me suis abstenu de toute intervention politique durant ma carrière. C’était même inclus dans les clauses d’un de mes contrats de publicité et la fondation Jean Lapointe ne pouvait pas se priver du soutien de ceux qui n’auraient pas partagé mes positions.

Avez-vous eu des engueulades avec vos collègues?
"Pas de temps à perdre avec ça. Les gens savaient quelles étaient mes opinions. On ne pensait pas pareil, mais on s’aimait; je n’étais ni fédéraliste ni indépendantiste, je ne voulais pas que le Québec se sépare."

Comme Johnson ou Duplessis…
"Probablement."

Vos amis n’ont pas essayé de vous convertir?
"Félix et Lise Payette ont essayé. Je passais des heures à parler politique avec Félix. Sa femme disait que j’étais la seule personne à le visiter qui ne pensait pas comme lui. Et que ça lui faisait du bien…"

Le 20 mai 1980…
"J’ai eu de la peine pour les perdants et particulièrement pour René Lévesque, pour qui j’avais le plus grand respect. Mais je me suis dit: "Le peuple a décidé." J’ai voté Lévesque, Bourassa, Mulroney, Chrétien et Bouchard, ça vous donne une idée de mes positions."

Et le sénateur Lapointe, pour qui va-t-il voter aux prochaines élections?
"Ah ça, c’est personnel."

Votre nomination a fait des étincelles…
"Quatre lettres de bêtises, 400 de félicitations. Ces quatre-là, qu’ils restent chez eux… veux pas les voir dans mes salles."

Sénateur, c’est une fonction qui a été passablement dépréciée aux yeux du public depuis quelques années.
"C’est une campagne de dénigrement amorcée il y a longtemps sous l’ère du CCFR et du NPD. On prétend que ce sont des vieux qui radotent; je peux vous garantir que pas un sénateur n’est endormi dans son bureau. Vous seriez surpris du nombre de sénateurs qui font des journées de 12 heures. À part l’imbécile qui ne s’est pas présenté durant deux ans et quelques nonos qui s’en vont à la pêche…

Le Sénat coûte ,03 % du budget d’opération parlementaire d’Ottawa. C’est dérisoire.

Toutes les lois doivent y être approuvées et on devrait se réjouir que ce soit finalement une institution moins partisane qui le fasse."

Vous avez déclaré que si vous aviez su que c’était autant de travail, vous auriez refusé le boulot?
"Oui, mais c’est un mandat que je prends très à coeur. J’ai le projet d’apporter une contribution sur le plan économique en Gaspésie. Je veux combattre la prolifération des vidéos-poker, qui est le plus grand fléau qui ait frappé le Québec depuis la grippe espagnole. Je veux siéger au comité culturel du Sénat."

Vous vous faites la vie dure: spectacles, déplacements constants, deuils, tabac, café…
"Ben quoi? C’est correct. Ça m’aide à fonctionner… parce que j’ai 66 ans, mais avec tout ce que j’ai vécu, je m’en vais sur 91… Non, sérieusement, je me discipline: une sieste en fin de journée, manger léger… comme me l’a appris mon ami Devos.

Ce retour sur scène semble vous combler.
"Depuis que j’ai perdu Cécile, le seul endroit où je suis complètement heureux, c’est sur scène… si mon spectacle marche. Et pour l’instant, c’est parti en grand. Je sens plus d’amour venant du public que j’en ai jamais connu."

Les Québécois vous adorent…
"Ben… disons qu’il y a une espèce de respect pour le bonhomme."

Devient-on un homme meilleur en affrontant des tourments?
"Je ne crois pas que les épreuves rendent l’homme meilleur. Souvent la bonté fout le camp par petits bouts, mais j’essaye toujours de la retrouver."

ENCADRÉ 1

De l’humour plus que je ne le croyais…
Jean Lapointe, à propos de ses conversations avec Jean Chrétien lors de sa nomination au Sénat:

"… Alors, je dis à Chrétien: "Qu’arrive-t-il si je ne suis pas d’accord avec la position du Parti libéral lors de l’adoption d’une loi au Sénat? Je veux pas être nécessairement obligé de suivre une ligne de parti. Je peux contester?" Et il me répond: "Appelle-moi une semaine d’avance, on va t’envoyer en voyage…""

"Une vieille loi force tout membre du Sénat à être le propriétaire foncier d’une terre valant au moins 4000 dollars. Jean Chrétien m’invite à faire cet achat, et me raconte l’anecdote suivante: lorsqu’il est invité à se joindre au Sénat, Jean Marchand doit faire de même. Il va rencontrer l’agriculteur qui habite derrière chez lui et lui demande: "Comment tu vends ça, le coin là-bas, au bout de ta terre?" L’ agriculteur lui répond: "Deux mille dollars." Et Marchand lui répond: "Tu prendrais pas 4000?""

ENCADRÉ 2

Cinéma
On oublie souvent que vous êtes un acteur de cinéma très en demande.
"Oui [rires]. Et pourtant, je refuse beaucoup d’offres lorsque le scénario ne me plaît pas. Le film à venir avec Michel Côté, provisoirement intitulé Le Tunnel, me semble fabuleux, mais ça va être un tournage pénible et difficile. Je n’en ai pas beaucoup parlé, mais même Lina Vermuller m’a offert de tourner avec Candice Bergen et Giancarlo Giannini; je ne pouvais pas. Je faisais la Place des Arts quand j’ai tourné Angela avec Sofia Loren, et le réalisateur m’a dit: "You gotta be a monster.""

Avez-vous des rôles de prédilection?
"Égal. Un écoeurant comme un garçon très charmant, au moment où l’on crie "Action", y a plus de Lapointe."

Est-ce que votre terrible trac de la scène se transpose aussi au cinéma?
"Non, au cinéma, on recommence quand on se plante. Donc, je n’ai pas cette angoisse maladive de décevoir des gens qui se déplacent."