

Boutros Boutros-Ghali : Un homme d’honneur
Secrétaire général de l’ONU de 1992 à 1996, BOUTROS BOUTROS-GHALI se démarqua à l’époque par son indépendance à l’égard de la puissance américaine. Pour celui qui a toujours fait sienne la cause des déshérités, le 11 septembre doit être l’occasion de repenser le processus de mondialisation en cours en incitant les États-Unis à lâcher un peu de lest. Rêver en couleur?
Denoncourt Frédéric
À son arrivée à la tête de l’ONU en 1992, Boutros Boutros-Ghali s’était donné pour mission de réformer l’institution afin qu’elle puisse jouer pleinement son rôle. Il fallait régler la crise financière – en bonne partie due au refus des Américains de payer leurs cotisations -, rétablir l’indépendance de l’institution et étendre son rayon d’action aux zones éloignées, cessant ainsi de distinguer entre "guerres de riches et guerres de pauvres". Si celui qui fut aussi vice-premier ministre d’Égypte ne parvint pas à convaincre les Américains de payer leur part, il réussit, au moment où l’Europe était aux prises avec le conflit yougoslave, à attirer l’attention sur la Somalie, déchirée par une guerre civile, et sur le génocide rwandais. Ses différends avec les États-Unis sur la façon de mener les opérations firent néanmoins des vagues telles que son statut devint un des enjeux de la campagne présidentielle américaine de 1996. Ainsi, le candidat républicain Bob Dole en fit sa tête de Turc. Accusant Ghali de vouloir contrôler les forces armées américaines, il s’adressait aux foules en le qualifiant de Boo-trus, appuyant fortement sur la première syllabe. Le président Clinton, qui aurait aussi vu d’un mauvais oil cet homme "trop indépendant", fit en sorte de bloquer sa réélection. Boutros-Ghali devenait du coup le premier secrétaire général à se voir refuser un second mandat.
Pour l’ancien dirigeant de l’ONU, si "un autre monde est possible", tel qu’il fut scandé à Porto Alegre, il en revient largement à la bonne volonté des États-Unis. Boutros-Ghali est aujourd’hui secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie. Nous l’avons joint par téléphone à ses bureaux de Paris.
Quelques mois après les événements du 11 septembre, on en cherche encore les causes profondes. On a parlé de choc des civilisations, de clivage Nord-Sud…
"Je ne partage pas du tout cette théorie du choc des civilisations de Huntington. En réalité, je pense que les événements du 11 septembre ont plusieurs dimensions: tout d’abord, ils mettent en lumière l’exacerbation du fondamentalisme religieux, présent dans l’islam, mais aussi dans le christianisme, dans le judaïsme ou dans l’hindouisme. En fait, ce phénomène résulte d’une réaction de l’individu, qui, par rapport à la mondialisation, se replie sur lui-même, retourne aux sources ou aux règles premières et fondamentales de sa religion. Celui-ci considère comme ennemi tout ce qui lui est étranger. J’ai toujours aimé comparer ce sentiment d’insécurité à la dialectique entre le clocher et le satellite, le clocher représentant le repli identitaire et le satellite représentant la mondialisation. La montée de l’islamisme a donc un rapport étroit avec la mondialisation. Une deuxième dimension est le problème Nord-Sud, avec toutes les injustices qu’il implique. Une troisième dimension est certainement le problème palestinien, avec l’humiliation que subit ce peuple, et, par extension, plus de un milliard d’Arabo-musulmans. La haine de la puissance américaine due à son parti pris pro-israélien au Proche-Orient vient donc rejoindre la montée de l’islamisme due à la mondialisation."
Très rapidement, on a dit que le monde avait irrémédiablement changé, que c’était la fin de certaines certitudes. Avec quelques mois de recul, le monde a-t-il vraiment changé?
"Je ne dirais pas que le monde a changé. Il va par contre y avoir de nouvelles catégories de conflits, différentes des anciennes. Après tout, vous avez une arme nouvelle, un avion civil qui se transforme en missile. Cela représente une mutation des problèmes de stratégie dans la même mesure que l’arme nucléaire en 1945. Cette arme nouvelle va dorénavant dominer la pensée et l’imaginaire, tout comme l’arme atomique a dominé la guerre froide."
Quels seraient les enseignements que les Américains et le monde occidental devraient maintenant tirer de ces événements?
"Les leçons à tirer sont de faire attention au fait que les États riches deviennent de plus en plus riches et que les États pauvres deviennent de plus en plus pauvres. À terme, nous risquons d’avoir un nouveau mur de Berlin, mais cette fois-ci ce serait un mur numérique où le revenu par tête est de un dollar par jour et où un demi-milliard de personnes sont sans eau potable."
Comment voyez-vous l’intervention américano-britannique en Afghanistan et la nouvelle lutte antiterroriste?
"On doit savoir tout d’abord que c’est une action qui a été autorisée à l’unanimité par le Conseil de sécurité de l’ONU le 12 septembre, elle a donc une base légitime. Maintenant, est-ce qu’elle a donné des résultats… je pense que c’est un premier pas, le second consistera, après avoir démoli, à reconstruire. En réalité, la lutte contre le terrorisme international a trois dimensions: la première consiste à mettre fin à un des centres du terrorisme; la deuxième est de bâtir une alliance internationale contre le terrorisme, car les chefs résident souvent dans une capitale européenne alors que les fonds se trouvent dans une banque des Antilles et que les militants sont au front; la troisième est toujours de trouver un moyen de diminuer le fossé entre le monde riche et le monde pauvre."
Est-ce qu’on doit craindre que les populations arabo-musulmanes soient à l’avenir marginalisées ou subissent de la discrimination?
"Non, je ne crois pas, car si vous admettez que le terrorisme existe en Colombie, en Irlande ou dans les pays basques, je ne vois pas pourquoi cela devrait avoir pour résultat de marginaliser une population ou une religion particulière. C’est un phénomène qui est universel, il faut simplement faire un effort pour bien expliquer la distinction entre l’islam, qui est une religion modérée, et les déviations de l’islam, comme il y en a eu dans le christianisme. Vous savez, ce sont les États modérés comme le mien [l’Égypte] qui ont le plus souffert du fondamentalisme ou des extrémistes. Nous avons vainement essayé d’expliquer durant des années aux États européens, qui servaient de refuge aux chefs fondamentalistes, ce que représente ce terrorisme. Tant que ce terrorisme touchait l’Égypte ou l’Algérie, ça ne gênait pas les puissances du Nord, mais dès qu’elles ont été touchées à travers leurs ambassades puis à New York et Washington, elles se sont réveillées."
La situation au Proche-Orient s’enlise chaque jour avec le radicalisme de Sharon et la légitimité d’Arafat, qui est mise à mal, laissant le champ libre aux extrémistes des deux côtés…
"Tôt ou tard, il faudra revenir à la table de négociations, il n’y a pas de solution sans la création d’un État palestinien. En ce moment, je crois que le problème n’est que conjoncturel. Le principal négociateur, ce sont les États-Unis, c’est donc à eux de jouer au médiateur et de recommencer ce qu’ils ont fait auparavant."
On vous a associé au mouvement tiers-mondiste, vous avez participé à plusieurs rencontres internationales sur les droits humains et la démocratie. Mais qu’est-ce qui ressort concrètement de ces rencontres, sont-elles vraiment utiles pour faire changer les choses?
"Écoutez, ça prend du temps. On a mis deux siècles pour abolir l’esclavage et presque 50 ou 60 ans pour mettre fin à l’Apartheid, donc pour pouvoir établir de nouvelles normes, il faut être patient. Personnellement, j’ai participé à une douzaine de conférences dans la lutte contre l’Apartheid et ce n’est qu’à la dernière qu’on a commencé à faire bouger le mur de Jéricho…"
Mais est-ce que le problème du tiers-monde n’apparaît pas infiniment plus complexe? Vous écrivez qu’"un avenir sans espoir se dessine pour l’Afrique"…
"L’Afrique est le continent qui a le plus besoin d’aide pour sortir de son sous-développement, mais je crois que tout n’est qu’une question de volonté politique."
Les Américains sont certes un acteur clé du changement. Dans votre livre Mes années à la maison de verre, qui relate votre passage à l’ONU, on sent beaucoup d’amertume, comme si ce fut un long bras de fer avec les États-Unis afin de contrer leur hégémonie…
"En réalité, le bras de fer n’a eu lieu que dans les dernières années. J’aime toujours faire l’analyse suivante: pour moi, le rôle du secrétaire général est d’abord d’être le secrétaire des États membres, mais de temps en temps, quand la situation s’aggrave, d’être aussi un général. Or, les États-Unis veulent d’un secrétaire, mais ne veulent pas d’un général…"
Car vous vous êtes démarqué par votre grande indépendance, c’est pour cette raison que les Américains ont apposé leur veto à votre réélection?
"Je pense que oui, c’est mon indépendance. En fait, l’hyperpuissance ne supporte pas la contradiction, c’est tout."
Est-ce que l’ONU a malgré tout encore un rôle à jouer aujourd’hui?
"Oui, elle est indispensable pour les petits États et les États pauvres, qui représentent la majorité d’entre eux. Ceux-ci n’ont pas d’autres forums où ils peuvent exprimer leurs espoirs, leurs points de vue et leurs illusions. Un des premiers pas vers la démocratisation de la mondialisation est de pouvoir au moins parler, car dans une dictature, on ne vous autorise pas à le faire. Or, c’est le grand avantage du système onusien de permettre aux États de s’exprimer."
Au début de votre mandat, vous aviez projeté de réformer l’ONU, de régler sa crise financière et de rétablir son indépendance. Où en est-on en ce moment à ce propos?
"Les réformes en cours piétinent depuis sept ou huit ans, mais il faut persévérer. Il faut toujours tenter de convaincre les Américains, leur expliquer une première fois, une seconde fois puis une troisième fois. C’est le rôle de la diplomatie…"
Vous avez confiance qu’on pourra y parvenir?
"En fait, le problème se pose ainsi: si vous ne démocratisez pas la mondialisation, celle-ci va dénaturer les démocraties nationales. On doit donc humaniser le processus et la façon de le faire est à travers le multilatéralisme. Avec l’ONU, aujourd’hui ou demain à travers d’autres institutions. Si le 11 septembre amène la superpuissance à revenir au multilatéralisme qui a donné naissance à l’ONU en 1945, ces événements auront eu quelque chose de bon. Par contre, si nous revenons à l’unilatéralisme, je pense qu’il n’y aura pas eu de progrès."