Société

Droit de cité : C’est le pied

De toute évidence, le lecteur de Voir n’a pas épuisé toutes ses ressources pour la controverse dans les froufrous du patin de fantaisie de la semaine dernière. En bon écureuil, il s’est gardé des réserves dans sa cour arrière, sur le Plateau. Au cas où il serait question de son quartier, de ses logements, de ses condos.

Faut croire qu’il est devenu impossible d’aborder le Plateau et ses gens sans provoquer la tempête. On a la mèche courte. C’est ce qui est arrivé avec cette chronique, et une autre, publiées simultanément dans la même édition. Pourtant, aucun individu ni groupe n’était visé en particulier, et personne n’a été traité d’idiot (une idée, oui, et je demande pardon à l’idée si elle a été blessée par mon commentaire).

C’était une saute d’humeur contre un certain réflexe automate de brandir les pancartes et d’annoncer l’arrivée prochaine des Quatre chevaliers de l’Apocalypse chaque fois que le bruit des marteaux se fait entendre aux portes du Plateau.

Cette manière de diviser le monde en deux entités bien distinctes, parfaitement noir et blanc, sans nuance de gris: des promoteurs qui cherchent à faire argent de tout, des politiciens vénaux, des petits citoyens floués par le système. Mais imbus d’une vérité qui échapperait à tous, sauf à eux. Et cette propension à faire passer la défense d’intérêts particuliers pour une cause universelle. Des intérêts particuliers parfaitement légitimes, mais qui ne cadrent pas toujours avec l’intérêt plus général.

Et cette interminable phase du non. Un non catégorique et immédiat, toujours orphelin de propositions de rechange, de suggestions qui auraient le mérite de croire qu’il est possible de permettre au chou et à la chèvre de prospérer sur les mêmes terres…

C’était l’objet de la dénonciation, tirée à partir de deux exemples récents de l’actualité. Un plus précis, un autre plus général. Un qui pose la question de la qualité de vie dans un quartier; l’autre, celui du problème de l’habitation.

C’est le pied (bis)

Nous n’irons pas jusqu’à qualifier la chose d’institution. Ce serait nettement exagéré. D’ailleurs, le cliché est si répandu dans ce pays sans trop d’histoire que chaque fois qu’un quelconque greasy spoon atteint les 10 ans d’âge, il devient une institution. Dans le cas de Karls Shoes, le petit magasin de chaussures du boulevard Saint-Laurent, il n’était pas une institution, mais un véritable trou.

Mais quel trou, mes vieux! Parfaitement extravagant et baroque. On entrait dans le commerce de Ludy Karls, fils d’un immigrant qui a ouvert la boutique en 1936, comme dans une caverne d’Ali Baba de la godasse. Et Ludy était le génie de la bouteille qui pouvait réussir à vous vendre la plus horrible paire de chaussures pour 30 balles. Non 20. OK, on s’entend pour 25. Ou des gougounes de plage à un esquimau. Il m’a déjà vendu une paire, Dieu qu’elle était laide, mais vrai comme il m’avait dit, elle était en cuir véritable et importée d’Italie. "C’est de la qualité, ça, fiston." Je l’ai achetée quand même, allez savoir pourquoi, mais paraît-il, selon la légende, personne ne sortait sans soulier de chez Karls.

Dans la vitrine, il n’y avait jamais d’affiches annonçant une vente ou l’arrivée des nouveaux modèles Nike. Seulement un avis du Service des pompiers de la Ville de Montréal prévenant les visiteurs que l’édifice était un nid à feu qui pourrait, sinon devrait, s’écrouler à la première étincelle.

Le magasin était probablement le pire cauchemar pour un expert en merchandising. Toutes les chaussures, déshabillées de leurs boîtes à chaussures, des milliers de paires, étaient empilées les unes sur les autres, du plancher jusqu’au plafond. C’était à se demander si la loi de la gravité n’avait pas été suspendue d’application dans cette zone. Les allées se parcouraient comme une catacombe. On se prenait pour Indiana Jones. Et ce n’était pas fou comme impression, puisqu’il y avait assez de chaussures d’époque, remontant jusqu’aux années 30, pour en faire le musée mondial du soulier. Toutes les époques y étaient représentées, selon la technique de gestion de l’inventaire: on ne jetait pas l’invendu, ni le donnait ni le liquidait. On l’empilait au fur et à mesure. Et l’empilait, et l’empilait…

Comme la mode n’est qu’une perpétuelle boucle elliptique, les vieilleries de Ludy finissaient toujours par redevenir la nouveauté du jour, du genre des talons aiguilles du plus bel effet il y a 40 ans, complètement ridicules il y a 20 ans, et à nouveau très in aujourd’hui. De sorte que malgré l’épouvantable défi que Karls posait à la logique marchande et aux pratiques commerciales du gros bon sens, son magasin ne désemplissait pas.

Karls Shoes était probablement unique au monde. Mais depuis lundi après-midi, Karls Shoes n’est plus, détruit par cet important incendie qui avait débuté dans l’immeuble à l’arrière du magasin, rue Saint-Dominique. Ni le magasin ni son inventaire n’étaient assurés. Karls a tout perdu. Et nous, une des dernières curiosités du boulevard Saint-Laurent.