Haro sur la censure : Le retour de l'index?
Société

Haro sur la censure : Le retour de l’index?

Le ****** de la **** n’est pas ***** et ******. D’accord, cet exemple de censure est (à peine) exagéré, mais le phénomène existe toujours au Québec, malgré les apparences. Dans le cadre de la Semaine de la liberté d’expression, l’auteur CHARLES MONTPETIT a décidé d’étudier la question à fond. Entrevue sans  censure.

Alors, la censure ne fait plus de victimes au Québec? Ou si peu? La lutte pour la liberté d’expression a été gagnée il y a belle lurette? Il n’y a plus de quoi s’inquiéter? Pas si sûr, s’il faut en croire une histoire de mise à l’index survenue récemment à Hull. Une affaire de censure peu commune qui traduit une nouvelle tendance…

En août 2000, offusquée par le contenu de certaines bandes dessinées, une citoyenne de Hull expédie à la bibliothèque municipale de la Ville 20 pages photocopiées extraites de six albums en exigeant la suppression de la section de BD qu’elle juge pornographique. Comme les administrateurs de la bibliothèque estiment ne pas diffuser de littérature de ce genre et ne pas vouloir retirer ces livres déjà identifiés "lecteur averti" (16 ans et plus), l’affaire se rend jusqu’au conseil municipal et passe devant la Commission sur la culture de Hull pendant plusieurs mois. En septembre 2001, le conseil vote à l’unanimité une motion visant à conserver toutes les BD pour lecteur averti (180 albums, dont certains de Francq et Gotlib!) dans une section à rayons fermés accessible aux employés seulement. Le public doit alors se servir d’un index pour placer une commande au comptoir de prêt. Bref, le retour de l’index, comme à la belle époque de la censure étatisée.

Puisque la mesure a été jugée extrême et que les nombreux livres touchés s’avèrent inoffensifs, l’histoire n’a pas manqué de soulever l’ire. Sitôt la décision rendue, plusieurs associations d’écrivains, de libraires et de bibliothécaires ont réclamé le retrait du règlement. Ce qui fut fait récemment, en décembre dernier, lorsque le conseil municipal a cédé à la pression en ordonnant le retour des albums sur les rayons.

"Cette affaire a suscité beaucoup de craintes de voir d’autres individus réclamer qu’on accommode leurs préjugés avec le même zèle dans les bibliothèques de la province. On se trouve alors sur une pente glissante, où n’importe qui ayant objection sur n’importe quoi peut faire censurer ce qu’il veut bien. Cette tendance se manifeste de plus en plus. Par exemple, en Ontario, à Terre-Neuve et aux États-Unis, des groupes de parents voulaient même interdire les livres de Harry Potter, car ils encourageraient la sorcellerie!"

Charles Montpetit n’a rien d’un démagogue, mais tout d’un écrivain qui craint pour la liberté d’expression. Si bien que cet auteur de livres pour adolescents a décidé d’étudier la question de la censure, pour en connaître la portée, la gravité aussi. Dans le cadre de la Semaine de la liberté d’expression, qui se déroule du 24 février au 2 mars, l’auteur a concocté une conférence et publié Liberté d’expression: guide d’utilisation, un document de 24 pages réalisé avec la collaboration de diverses associations, dont l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ). Dans cet ouvrage complet et vulgarisateur, Montpetit démontre qui censure (ex.: les douanes), comment on censure (ex.: saisie d’un livre), et pourquoi on censure ("protéger" la société), liste exhaustive de livres censurés à l’appui. Et c’est sans compter sur la condamnation de ce comportement souvent trop arbitraire et l’ode à la libre expression.

Charles Montpetit se sent d’autant plus concerné par la "répression artistique" qu’il a lui-même été victime de censure. En 1996, La Première Fois, son livre traitant des premières expériences sexuelles vécues par des personnes âgées alors entre 14 et 22 ans, est la seule oeuvre identifiée comme controversée par l’UNEQ dans son répertoire destiné aux écoles. Six mois après le dépôt d’un grief par Montpetit, l’UNEQ admet qu’elle lui porte préjudice (quelle école aurait voulu se procurer son livre s’il est identifié ainsi?) et révise sa position. En 1992 et 1998, Montpetit frappe le mur d’écoles, qui craignent ou plient devant des réactions parentales, et restreignent la portée des conférences qu’il doit prononcer en raison du contenu jugé sensible de ses livres. "J’essaie de faire des histoires qui débordent un peu des cadres traditionnels, affirme ce récipiendaire du Prix du Gouverneur général en 1989. C’est probablement pourquoi presque tous mes livres se sont heurtés à des obstacles ici et là, souvent de petits irritants qui en gênaient la diffusion."

Si l’heure n’est pas à la censure à tous crins, Montpetit rappelle que diverses mésaventures plus graves surviennent encore fréquemment, comme il le recense dans son document: le Livre noir du Canada anglais de Normand Lester a suffisamment déplu à la Société Radio-Canada pour qu’elle suspende le journaliste ; Le Journal intime d’Éric, séropositif de Mario Cyr a choqué l’organisme Séro Zéro au point de ne pas diffuser l’oeuvre sur son site Web tel que convenu; une BD adaptée de La Religieuse de Denis Diderot réalisée par Georges Pichard a été saisie aux frontières par les douanes… Aurait-on la fibre sensible? "C’est sûr qu’on parle davantage des cas de censure, même s’ils ne viennent pas tous à notre connaissance, affirme celui qui dirige le Comité pour la liberté d’expression de l’UNEQ. Il n’y en a pas plus qu’avant, mais je dirais que l’on vit l’éternel retour du balancier. Après des années de grande liberté, on commence à se dire qu’on a été trop laxiste dans notre attitude face au contenu des oeuvres. Il y a une tendance à vouloir serrer la vis."

La loi et le désordre
9899.00.00. Non, l’infographiste du journal ne s’est pas trompé de typographie. Voilà plutôt le numéro estampillé par les douaniers, tamiseurs des bonne vertus du Canada, sur le matériel jugé indigne d’entrer au pays. C’est ce qui est survenu à du matériel gai et lesbien destiné à la librairie Little Sisters de Vancouver, qui a décidé de poursuivre les Douanes pour harcèlement, au début des années 90. L’affaire a duré près de 10 ans. À la fin 2000, la Cour suprême a estimé que le commerce avait été victime de préjudice excessif et inutile de la part des responsables de Douanes Canada.

En vertu de cette décision, les choses ont récemment changé. Certes, les fonctionnaires de Douanes Canada demeurent autorisés à saisir à la frontière tout matériel jugé "obscène" (personne n’en connaît la véritable signification…). Toutefois, au lieu que ce soit les importateurs qui soient tenus de prouver que les marchandises saisies ne sont pas obscènes, il revient maintenant à l’agence fédérale de justifier ses actes. "C’est une victoire partielle, estime Charles Montpetit. Les douaniers doivent justifier leurs saisies, mais seulement si les destinataires les portent en appel. Et bien peu le font. En fin de compte, les douaniers effectuent des saisies sans mandat, interprètent la loi comme ils l’entendent, sans rendre de compte." Lors de l’affaire Little Sisters, trois juges de la Cour suprême avaient suggéré que ce soit des juges, et non des douaniers, qui détiennent le pouvoir d’interdire des oeuvres à la frontière. Une recommandation laissée lettre morte…

Quoi qu’il en soit, comme l’explique dans son document Charles Montpetit, la censure canadienne est régie par quatre principaux documents, sujets à interprétations variables, dont se servent les douaniers: la loi sur l’obscénité (qui interdit la publication et la distribution de matériel obscène), la circulaire D9-1-1 (qui énumère ce qui peut être interdit à la frontière), l’arrêt Butler de la Cour suprême (qui juge obscène toute exploitation sexuelle violente, ou dégradante et déshumanisante), la loi sur la pornographie juvénile (qui interdit toute scène d’activité sexuelle avant 18 ans). "Ce qui est dégradant ou obscène n’est pas défini clairement. Et c’est l’artiste ou l’importateur qui paie, qui doit toujours se défendre pour justifier le contenu de l’oeuvre. Les lois sont aussi contradictoires. Par exemple, en termes de sexualité dans la société, l’âge du consentement n’est pas à 18 ans, il est à 14 ans, et même à 12 ans dans certains cas, si le partenaire n’a pas plus de deux ans d’écart. Alors, quand on a le droit d’avoir une véritable relation sexuelle dans la vraie vie à cet âge, pourquoi n’a-t-on pas le droit d’en parler dans des oeuvres avant que les personnages aient 18 ans?"

Les forces policières se basent également sur les mêmes documents, aussi imprécis soient-ils. Elles ne peuvent cependant pas faire de descente sans mandat, mais disposent d’une grande marge de manoeuvre quant à la légalité des oeuvres, tel que le démontre Charles Montpetit: une seule plainte suffit parfois à justifier ses actes. "Il peut y avoir des saisies faites dans les librairies par la police, comme c’est survenu en 2000 contre un album du bédéiste italien Milo Manara. Il s’agit d’une adaptation d’une fable écrite au troisième siècle dans lequel un homme transformé en âne a des relations sexuelles au cours de l’histoire." Une plainte anonyme adressée au Service de police de la CUM a souligné la bestialité de l’oeuvre, chose interdite ici, même si le livre a toujours été accepté. Résultat: embargo. La police est allé voir le distributeur du livre au Québec et a demandé qu’il rappelle les livres déjà expédiés aux libraires. "Plusieurs ont accepté de les renvoyer, précise Montpetit, mais d’autres ont résisté et écoulé leur stock." Il en a profité pour s’en procurer une copie!

"Les livres qui traitent d’homosexualité sont surtout affectés par la censure, mais tous ceux qui traitent de sexualité parallèle, si j’ose dire, le sont plus particulièrement. Le sadomasochisme hétérosexuel consentant est encore très suspect, car on a l’impression qu’il associe violence et sexualité. C’est un jugement purement personnel."

La crainte de la censure produirait même des effets de retenu sur les écrivains, surtout sur les auteurs jeunesse. "Il y a très peu de livres qui parlent d’homosexualité et de sexualité gaie dans la littérature jeunesse, pour adolescents. Beaucoup d’auteurs se retiennent d’en parler parce qu’ils se doutent que la société ou les écoles, qui sont leur pain et leur beurre, n’accepteront pas ces livres."

Culture, cette menace
La raison principale qui justifie la censure est contestée: l’influence négative qu’une oeuvre peut avoir sur la société. "Ce n’est jamais prouvé, même si on soupçonne toujours la culture. Lorsqu’une personne commet un meurtre, on s’intéresse toujours à ce qu’il écoute ou lit. Mais il n’y a pas de lien direct! Si le tueur était un amateur de tartes, interdirait-on les desserts? Personne ne se demande si, au contraire, au lieu que la culture soit la cause d’un comportement néfaste chez une personne, la consommation d’une certaine forme de culture pourrait être un effet chez une personne qui vit une situation difficile."

Montpetit rappelle une étude réalisée par Douanes Canada auprès de ses agents en 1991. Le but? Évaluer si, à force de lire et voir des écrits interdits au Canada dans le cadre de leur travail, ce matériel exerçait une mauvaise influence sur eux, comme le veut l’argumentation derrière la censure. Résultat ? Effet nul! "Si ceux qui en consomment autant ne sont pas affectés, tout le reste de la population qui en consomme beaucoup moins ne saura presque pas touché, non? On court donc après une chimère. Mais on y va avec le principe de précaution. On préfère éliminer des oeuvres systématiquement, de peur de déplorer une supposée catastrophe. C’est une solution de facilité qui apaise les foules, mais qui ne règle rien."

C’est bien beau, mais où doit-on tracer la limite? "Il est impossible de tracer une ligne précise, ce que des lois essaient sans succès. La fameuse limite morale n’est pas la même pour tous." D’après lui, si une ligne doit être tracée, c’est lorsqu’il est possible de faire une démonstration claire qu’une oeuvre puisse causer un dommage réel contre une personne ou un groupe. "Il faut que le doute soit sérieux. Je ne suis d’ailleurs pas en faveur d’encourager la littérature haineuse. Il faut cependant prouver et démontrer clairement qu’une oeuvre n’est pas acceptable." Ce qui pourrait, selon lui, éviter les dérapages, comme celui de Hull.

"Ce qu’on fait avec les oeuvres, conclut-il, c’est tout le contraire du système juridique. On croit que c’est mieux pour la société d’imposer une censure plus systématique, quitte à ce que quelques oeuvres innocentes soient prises dans le filet. Ainsi, pense-t-on, on arrivera à une atmosphère plus sécuritaire. C’est une illusion."

Charles Montpetit présentera sa conférence multimédia Quand la censure frappe: les coulisses, les causes et les effets de la répression artistique, le mardi 26 février, à 19 h 30, à la Maison des écrivains (3492, avenue Laval, métro Sherbrooke). Places limitées, supplémentaires sur demande. Pour réserver: 525-4565.